L’inclassable et magistrale Dominique Blanc dans le rôle de la fourbe et manipulatrice marquise de Merteuil a de quoi séduire les amoureux du théâtre et les admirateurs de Choderlos de Laclos. Malheureusement, cela ne suffit pas. La trop sage et trop lisse adaptation de Christine Letailleur achoppe et ne souffre définitivement pas la comparaison avec l’excellent film de Stephen Frears. Si les mots du sulfureux écrivain sont bien présents dans leur crudité, cruauté et perfidie, ils semblent étouffés, garrotés, asphyxiés. Et c’est bien dommage… Malgré une scénographie adroitement épurée et dynamique, des costumes fastueux, le spectacle, certes de qualité, évite l’ennui mais manque férocement de luxure, de séduction et de bestialité raffinée !…
Des portes dérobées, de larges ouvertures, un imposant escalier, une terrasse ou un palier, forment l’étonnante et sombre structure où vont évoluer, durant deux heures et quarante-cinq minutes, les victimes et les témoins d’un duel pervers entre deux aristocrates roués et libertins. Tout est épuré, obscur. Rien ne doit perturber, enrayer l’incroyable mécanique. Les murs sont gris anthracite, presque noirs. Ils sont aux couleurs des âmes de nos deux bretteurs de mots, Merteuil et Valmont.
Dans un silence de plomb, les premières silhouettes apparaissent. Colorées, vives, elles arborent dentelles, taffetas et soie. Frivole, éthérée, c’est la jeune et pure Cécile de Volange (exubérante Fanny Blondeau) qui ouvre le bal, accompagnée de sa suivante. En déshabillé, elle virevolte insouciante, légère, chantonne de sa voix cristalline, sans se douter que son avenir est déjà terni, entaché. La petite n’y est pour rien. C’est son futur barbon de mari qui est la cible. Ancien amant de la marquise de Merteuil (majestueuse Dominique Blanc), il a eu le malheur de lui déplaire, de blesser profondément son orgueil. Cette trahison à l’endroit du cœur est une plaie mortelle. Seule une vengeance froide, cruelle, visant son honneur, pourra l’apaiser.
Dans ce jeu de dupes, violent et féroce, où manipulation, représailles, amours et coups bas sont de rigueur, la belle aristocrate s’adjoint les services d’un autre de ses vieux soupirants, le redoutable vicomte de Valmont (clownesque Vincent Perez). Libertin, roué, l’homme est prêt à tout pour reconquérir cette ancienne maîtresse, qu’aucune autre n’a égalée jusqu’alors. Une ombre se glisse pourtant dans cet idyllique et fourbe tableau. Depuis peu, Valmont s’est donné comme but ultime, véritable consécration à son art, de détourner une jeune et jolie prude de ses sacro-saints principes religieux, la douce Présidente de Tourvel (juste Julie Duchaussoy). L’un après l’autre, oies blanches, prédateurs, ou simples observateurs, vont entrer dans une danse barbare, un tourbillon sans fin, qui lamine tout sur son passage laissant les êtres exsangues, meurtris à jamais.
En maître de ballet trop sage, Christine Letailleur a bien du mal à transcrire l’atmosphère fin de siècle du roman éponyme. Ici peu de stupre, peu de soufre, tout est presque trop lisse. En forçant le trait de la comédie, de la pantomime « marivaudesque », elle en oublie la dramaturgie et la perversion du propos. Malgré une scénographie élégante et rythmée, cette énième adaptation des Liaisons dangereuses manque de souffle, de cœur, d’une vraie vision de ce chef d’œuvre de la littérature française.
La tension amoureuse qui devrait tenir en haleine le public est, ici, trop souvent dévoyée par une mise en scène très « théâtre de boulevard ». Les portes claquent, les comédiens apparaissent et disparaissent au gré des fenêtres, et autres ouvertures. Pourtant, derrière ce décorum très superficiel, les corps se cherchent, se trouvent, s’attirent, s’évitent et se repoussent, entraînés par la terrible mécanique des échanges épistolaires qui rythment la pièce. Puis, il y a les mots. Ceux, puissants, cruels, de Choderlos de Laclos. Ils tranchent dans le vif, frappent comme des armes acérées. Pourtant, ils ratent leur cible et sont loin de faire mouche faute d’être réellement guidés par Christine Letailleur et d’être emmenés par des comédiens façonnés comme des machines de guerre.
S’il a le physique de Valmont, Vincent Perez n’en a pas la profondeur, ni le charisme. Fragile, cabotin, sémillant quinqua, le regard légèrement désabusé par les parties fines, il semble réticent à laisser la part sombre de son personnage l’envahir, le submerger. Fidèle à ses anciennes amours, il reproduit quasiment à l’identique, la partition qu’il avait dans le Libertin de Gabriel Aghion. Mieux dirigé, plus sobre dans la composition, il pourrait interpréter avec aisance un roué perfide, rattrapé par les battements de son cœur, sans pourtant égaler le fantastique John Malkovich. Plus à l’aise, Dominique Blanc compose une Marquise de Merteuil subtilement perverse. Riche de ses acquis, elle donne une dimension plus humaine à son personnage. Elle touche la corde du sensible avec beaucoup de délicatesse quand elle livre à la jeune Volange son histoire intime. Féminine et féministe, elle campe une femme éprise de liberté dans un monde patriarcal. Si elle manque de perfidie et de rouerie, la comédienne n’en est pas moins retorse. Avec délectation, elle prononce le sentencieux et terrible : « A la guerre, je dis oui ». Particulièrement soignée, son entrée, nimbée de lumière, et sa sortie, sépulcrale, sous les huées, sont d’une rare intensité. En tante de Valmont, Karen Rencurel est parfaite. Julie Duchaussoy interprète une Présidente de Tourvel prude mais qui a bien du mal à se laisser emporter par la passion. Cantonné au rôle d’amoureux fade et sans saveur, un poil ridicule, Manuel Garcie-Kilian a bien du mal à donner de l’ampleur au Chevalier Danceny.
Malgré tout, le spectacle n’a rien d’ennuyeux. Bien au contraire, malgré sa longueur, il passe avec une rapidité étonnante et même un certain plaisir. La splendeur des costumes de Thibaut Welchlin, les lumières de Philippe Berthomé, y sont pour beaucoup. Sans flamboyance, ni fulgurance, l’adaptation de Christine Letailleur manque cruellement d’ambition et de parti-pris. La guerre des sexes manque de piquant et de répondant, mais souligne avec intelligence l’inégalité homme-femme. En faisant de la marquise le symbole de la femme opprimée, qui n’a d’autre choix que d’utiliser les armes de son sexe pour prendre le pouvoir, la metteuse en scène séduit sur le fil.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos
Théâtre de la Ville
2, Place du Châtelet
75004 Paris
Jusqu’au 18 mars 2016
Du mardi au samedi 20h30 et le dimanche à 15h
Durée 2h45
adaptation & mise en scène de Christine Letailleur assistée de Stéphanie Cosserat
scénographie d’Emmanuel Clolus et de Christine Letailleur
lumières de Philippe Berthomé avec la collaboration de Stéphane Colin
costumes de Thibaut Welchlin
son de Manu Léonard
avec Dominique Blanc, Vincent Perez, Fanny Blondeau,Stéphanie Cosserat, Julie Duchaussoy, Manuel Garcie-Kilian, Guy Prévost, Karen Rencurel, Richard Sammu et Véronique Willemaers
crédit photos © Thierry Depagne & © Brigitte Enguerand