Soul Kitchen, les fascinantes coulisses

Auréolé du grand prix national Fipadoc 2020, Danser sa Peine réalisé par Valerie Muller suit la création Soul Kitchen d'Angelin Preljocaj.

Armée de sa caméra, Valérie Müller a suivi le travail d’Angelin Preljocaj avec les détenues de la prison des Baumettes à Marseille. Auréolé du Grand Prix National Fipadoc, le documentaire Danser sa peine sera diffusé en seconde partie de soirée sur France 3, le 26 mars prochain à 23h25. Rencontre avec une réalisatrice passionnée. 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser ce documentaire ? 

Valérie Müller : J’ai un lien à la danse très particulier. Il y a un peu plus de quinze ans, France 3 m’a commandée un portrait filmé d’Angelin Preljocaj. Je l’ai suivi durant toute une création, une vraie immersion. J’ai découvert ce que c’était qu’être danseur, ce que cela impliquait, mais aussi la difficulté à saisir un mouvement, un geste avec une caméra. J’ai été fascinée. Fort de cette expérience, de cette connivence qui est née au fur à mesure de cette aventure incroyable, nous avons réalisé ensemble un long métrage, Polina, danser sa vie en 2016. Suivant de près son travail d’Angelin, quand il m’a parlée de son projet de monter une pièce avec des détenues avec l’objectif de pouvoir sortir le spectacle hors des murs de la prison, j’ai trouvé cela passionnant. Je lui ai très rapidement proposé de suivre l’expérience, caméra à l’épaule. J’ai tout de suite eu l’envie de mettre en lumières ces corps contraints et ce que cela signifie pour ces femmes de sortir de leur enfermement, de livrer, sur une scène, devant un public classique, à travers le travail, le mouvement, ce qu’elles sont vraiment. Avec la danse, on ne peut pas tricher. C’était une aventure excitante, tout à fait singulière et riche, dont on ne pouvait connaître l’issue. Il y avait plusieurs inconnues que je trouvais très intéressantes de creuser, comme le fait que c’était la première fois qu’Angelin faisait répéter des amateurs, la rencontre entre deux mondes, celui de l’artiste créateur, dans sa bulle, un peu privilégié, et celui de ces femmes au statut social très dégradé, du fait qu’elles sont incarcérées. C’est ce qui m’a servi de fil narratif.

Comment s’est fait cette rencontre ? 

Valérie Müller : Il y a eu un temps d’adaptation, mais oui elle a eu lieu, d’une très belle façon. Comme c’est montré dans le film, les débuts ont été parfois difficiles, voire compliqués. Les femmes qui ont eu l’envie d’intégrer le programme et qui ont été choisies, ne se connaissaient pas très bien. Elles s’étaient croisées pour la plupart, mais rien de plus. Elles ont dû s’apprivoiser, apprendre à cohabiter. En travaillant ensemble à travers la création artistique, en comprenant progressivement les enjeux, on a pu voir éclore une belle solidarité. C’était très émouvant de les voir partager ces moments, se soutenir les unes, les autres. Les cinq femmes qui ont mené le projet à son terme, se sont investies avec une belle énergie, se sont totalement appropriées le spectacle, en tant qu’individu, mais aussi afin de défendre le groupe. Il y a une forte dynamique et une grande générosité chez ces femmes. Être le témoin de ces formidables moments, de cette complicité naissante, a été pour moi très émouvant. 

Comment ont-elles accepté la présence de la caméra ?  

Valérie Müller : Au tout début, elles étaient toutes assez d’accord pour être filmées lors des séances de travail. Quand j’ai commencé à aborder mon envie de les suivre avec la caméra, de les questionner sur leurs ressentis, sur ce que représente ce projet alors qu’elles sont en détention, il y a eu quelques réticences. Pas tant le fait d’être filmées en milieu carcéral, mais plus la peur de ne pas savoir quoi dire, ou en tout cas de n’avoir rien à partager d’intéressant. Elles manquaient tellement de confiance en elles. Le travail s’est donc fait progressivement. J’ai tout fait pour les rassurer, leur montrer qu’elles étaient toutes quelqu’un, qu’elles avaient des personnalités fortes, des choses à exprimer, des parcours durs mais qui donnent une expérience très différente de ce que d’autres ont pu avoir. Afin de les réconforter, de les rasséréner, j’ai tout de suite pris le parti de faire des interviews à deux, l’une devant la caméra, l’autre derrière à mes côtés, avec vue sur le retour que j’avais dans mon téléphone. Je n’ai jamais essayé de faire du sensationnel, ce qui m’intéressait c’était le corps en détention, et sa manière de s’exprimer à travers la danse. Au fur et à mesure, elles se sont livrées et ont partagé des choses très profondes, très intimes. 

Votre regard n’est jamais complaisant. Il est toujours juste. 

Valérie Müller : C’était important afin de montrer leur volonté viscérale de s’en sortir. Je trouvais nécessaire qu’on puisse voir que leurs efforts étaient reconnus par le système carcéral, quel que soit leur crime. C’était une dimension dont on a pris assez rapidement toute l’ampleur, toute la force, avec Angelin. Quand nous avons présenté le projet à la juge d’application des peines, tout a été limpide. Très favorable à notre proposition, elle nous a tout de suite expliquer l’importance, pour la suite, de leurs parcours judiciaires, de montrer la détermination des détenues à participer à l’aventure jusqu’au bout. En montrant les discussions de la commission les autorisant à sortir de prison, le temps des représentations au Pavillon noir à Aix et au festival de Montpellier Danse, je voulais aussi montrer que ce sont des démarches prises très au sérieux dans le cadre des aménagements de peines et dans la reconstruction de leur vie après la détention. 

Le documentaire a été primé en janvier dernier au Festival international Fipadoc de Biarritz. Est-ce au-delà de la belle qualité indéniable du film, une reconnaissance pour ces cinq artistes ? 

Valérie Müller : Bien sûr. Je me souviens d’un évènement qui m’a particulièrement marqué. Quand elles sont retournées aux Baumettes après Montpellier, il y a eu pas mal d’articles sur Soul Kitchen et sur l’initiative d’Angelin, la jalousie qui pouvait affleurer dans le regard des autres détenues s’est transformée en une forme de fierté. Elle se sentaient représentées hors des barreaux avec une image positive. Cela a changé beaucoup de choses. Je crois que ça été important pour Sophia, Malika, Annie, Sylvia et Lital. Ça reste une expérience unique, forte et hors-norme.

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Danser sa Peine de Valérie Müller
Diffusion France 3  le 26 mars 2020 à 23h25 puis en replay
Le 26 mars 2020
Durée 1h00

Crédit Photos © DR et © Jean-Claude Carbonne

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