L’(in)constance de l’amour

Au théâtre des Célestins, Claudia Stavisky revisite Corneille.

Brouillant les pistes de la carte de Tendre, Corneille invite dans La place Royale, comédie de jeunesse présageant ses tragédies à venir, à un badinage bien cruel où l’amour est sacrifié sur l’autel de la liberté. Balayant les alexandrins d’un vent frais et fougueux, Claudia Stavisky signe une pièce réjouissante et rythmée porté avec impétuosité et exaltation par une troupe de jeunes comédiens fort doués.

Dans un décor de conte de fées quelque peu décati, imaginé par Lili Kandaka – le bel escalier gris trônant au centre de la scène a les marches rongées, des toiles de poussières traînent çà et là, des chaises à l’osier distendu sont remisées comme dans un grenier, une cave – deux jeunes amies, des voisines, évoquent avec malice leurs amourettes, leurs désirs, leurs envies. La sage Angélique (lumineuse Roxane Roux) rêve à son bel Alidor (épatant Loïc Mohiban). Elle aime et est payée de retour. Face à elle, Phyllis la volage (éblouissante Camille Bernon) se refuse à accorder ses faveurs à un seul. Elle accepte tous les hommages, allume chez tous les jeunes hommes qui fréquentent sa maison de folles passions. 

Tout semble aller pour le mieux. Mais Alidor ne supporte plus les fers qui l’enchaînent à Angélique. Cet amour ne convient pas à ses aspirations de liberté. Il est temps pour lui de rompre un fil qui lui pèse. Non qu’il ne l’aime plus, bien au contraire, mais il préfère céder sa place dans le cœur de la belle à son meilleur ami Cléandre (extravagant Bertrand Poncet), sans ce soucier un seul instant de ce qu’elle peut penser ou ressentir. Dupant la confiance de la jeune fille, quitte à perdre son estime, son affection, éprouvant sa propre capacité à aimer, ne risque-t-il pas de tout perdre et de la blesser mortellement ? 

Près de cent ans avant Marivaux, Pierre Corneille s’amuse des sentiments, se joue des amants, les fait tourner en bourrique. Mais derrière la légèreté de ton, l’onirisme romantique des vers, le dramaturge français esquisse le portrait d’une jeunesse insouciante partagée entre libertinage et croyance en un amour absolu, unique. Loin des fadaises douceâtres de la galanterie des premiers émois, il livre une comédie noire où des stratagèmes d’un rare sadisme sont mis en branle pour mettre fin à des sentiments qui tiennent certes chauds, mais empêchent de vivre sans contrainte. 

S’emparant de cette matière drôle, cynique, Claudia Stavisky déplace le propos dans une intemporalité qui lui va comme un gant. Accentuée par le passage de Jean-Sébastien Bach à Philip Glass de la bande-son, sa mise en scène enlevée, très contemporaine, donne une dimension universelle à cette éducation sentimentale, particulièrement cruelle. Malmenant parfois la métrique afin de fondre les vers dans une langue plus fluide, plus vivante, elle donne à l’ensemble des airs primesautiers qui enchantent et contrastent violemment avec le drame, tapi dans l’ombre du cœur trop doux d’Angélique. 

Si on se laisse emporter dans cette folle farandole des amants, c’est aussi grâce au talent fou des comédiens. Camille Bernon, en tête, est une Phyllis exquise. Drôle, virevoltante, elle fait feu de tout bois et confirme, après son intense performance dans Change me, l’ampleur impressionnante de sa palette d’interprétation. Bertrand Poncet, en Cléandre, n’est pas en reste. Cocasse, jeu décalé, il donne à son personnage une dimension pantomimique des plus savoureuses. Roxane Roux et Loïc Mohiban sont parfaits en jeunes premiers, ténébreux et tourmentés de l’amour. 

Pour sa première adaptation d’un grand classique de la littérature française, Claudia Stavisky fait mouche et démontre ô combien le texte de Corneille n’a pas pris une ride et s’ancre à merveille dans un imaginaire très actuel. Une bien charmante découverte !

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


La Place Royale ou l’Amoureux extravagant de Pierre Corneille
Théâtre des Célestins 
4 rue Charles Dullin
69009 Lyon
Jusqu’au 26 mai 2019
Durée 1h40


Mise en scène de Claudia Stavisky assistée de Vanessa Bonnet & Alexandre Paradis
AvecCamille Bernon, Julien Lopez, Loïc Mobihan, Bertrand Poncet, Renan Prévot & Roxanne Roux
Scénographie et costumes de Lili Kendaka
Chorégraphie de Joëlle Bouvier
Lumière de Franck Thévenon
Son de Jean-Louis Imbert 
Technique vocale et alexandrins de Valérie Bezancon 
Les costumes ont été réalisés par l’Atelier des Célestins et l’atelier Grain de Taille.
Le décor a été construit par la société Albaka.

Crédit photos © Simon Gosselin

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