© Frédérique Toulet

Trésor National : La Turquie entre ombre et lumière

En adaptant le roman de Sedef Ecer, Victoire Berger-Perrin signe un spectacle émouvant, tout en glissements doux-amers, où se mêlent la mémoire d’une femme, les silences d’une fille et les blessures d’un pays qui vacille entre liberté et contrôle.

Le rideau s’ouvre sur une silhouette recroquevillée, drapée de blanc. Assise sur une méridienne côté cour, Esra Zaman – Julie Cavanna, impressionnante – sent sa fin venir. Légende vivante du théâtre et du cinéma turcs, élevée au rang de trésor national par un régime aussi prompt à glorifier qu’à censurer, elle refuse de disparaître dans le silence et l’oubli. Ce seront ses derniers éclats, son ultime caprice. Elle convoque sa fille, autrice exilée à Paris, qu’elle n’a pas vue depuis des années. Elle lui passe commande d’un texte. Une oraison funèbre. À sa démesure.

Une femme libre jusqu’à la dernière scène
© Frédrique Toulet

Esra Zaman a toujours choisi la liberté. La sienne et celles de son corps, de sa voix et de ses désirs. Elle a aimé sans crainte et résisté sans plier. Comédienne adulée, femme insaisissable, mère aimante, mais parfois oublieuse, elle incarne un féminisme viscéral, charnel, irréductible. Le pouvoir lui a donné des médailles, puis l’a effacée. Elle n’a pourtant jamais cessé d’exister.

Julie Cavanna lui donne une présence troublante, mêlant orgueil et fragilité, fulgurance et farouche indépendance. Face à elle, Zaïna Yalioua campe Julya, la fille blessée, vive, un peu dure, un peu tendre aussi, animée par le désir de dire sa vérité. Entre les deux femmes, une tension électrique. Ce n’est pas une réconciliation, mais un rendez-vous à vif, où l’amour se cherche sans se dire.

Autour du duo central, la troupe est au diapason. Sinan Bertrand est un Bahar lumineux, travesti loyal et joyeux, tendre comme un refuge. Il suffit qu’il entre pour que l’air se réchauffe.  Julien Saada est épatant en ami, réalisateur engagé et soutien de toujours. Autour d’Esra, deux hommes gravitent, deux amis d’enfance, l’un « fils de bonne famille », l’autre enfant des concierges, que tout oppose, Deux visages d’un même pays. Ishak, interprété avec fougue par Pierre Hancisse, photographe militant, fils de bonne et père disparu de Julya, incarne la révolte. Ismaïl, campé par le ténébreux et légèrement inquiétant Benjamin Penamaria, enfant de concierge devenu homme du régime, représente l’ascension au prix du reniement.

Une mémoire intime au bord du politique
© Frédérique Toulet

La mise en scène alterne les lieux et les temps avec clarté. Le bureau d’écriture de la fille, la loge de la mère, les souvenirs qui s’invitent. Rien ne s’appesantit. Les fragments s’enchaînent sans rompre le fil. Le texte, fidèle au roman de Sedef Ecer, fait dialoguer l’intime et le politique avec finesse. La Turquie affleure, en arrière-plan : le coup d’État militaire de 1980, le putsch manqué de 2016, l’essor des intégrismes, la censure rampante. À travers les failles de cette famille, de ses amours, on entend les fissures d’un pays.

Le spectacle joue avec les zones de flou. On ne sait plus si l’autrice parle d’elle-même, de sa mère, de son pays ou d’un personnage inventé. Ce trouble fait force. Trésor national parle d’exil, de transmission, d’effacement. Il interroge ce qu’il reste quand tout s’effondre. C’est-à-dire une voix, un regard, un corps qui résiste. Et au centre, cette femme libre, flamboyante jusqu’au bout, qui aura choisi sa fin comme elle a vécu. En liberté.


Trésor national d’après le roman de Sedef Ecer
Théâtre Actuel Festival Off Avignon
Du 4 au 26 juillet 2025 – Relâches les 8, 15 et 22 juillet 2025
à 10h00
Durée 1h30

Adaptation de Victoire Berger-Perrin, Laure Loaëc et Benjamin Penamaria
Mise en scène de Victoire Berger-Perrin assistée de Sibylle De Montigny
Avec Julie Cavanna, Zaïna Yalioua, Sinan Bertrand, Pierre Hancisse, Julien Saada, Benjamin Penamaria
Scénographie de Caroline Mexme
Musiques et sons de Katerina Fotinaki
Costumes de Chouchane Abello Tcherpachian
Lumière de Denis Schlepp
Vidéo – Mathias Delfau

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