Comment est né ce projet singulier et immersif ?
Marine Mane : Il s’inscrit à l’origine dans le dispositif « Le théâtre, c’est dans ta classe » soutenu par les Scènes du Jura et le théâtre Am Stram Gram de Genève. Ce sont eux qui m’ont proposé de porter un projet de création en classe. Assez vite, j’ai fait le choix de commander un texte à Béatrice Bienville. Il me semblait important de collaborer avec une autrice femme, racisée, et de traiter une thématique qui me tenait à cœur, comme celle de la classe sociale. Ou plus précisément, de la possibilité de s’élever socialement sans se renier.
Béatrice et moi partageons une attention forte à ces questions, et très vite, l’idée du sport comme moteur d’émancipation s’est imposée. Elle a écrit à partir de plusieurs récits de jeunes femmes racisées qui ont réussi dans le ski de haut niveau – un milieu extrêmement codé, très blanc. Ce n’est pas une biographie, mais un agrégat de parcours réels, transfigurés par la fiction.
Pourquoi ce lien fort entre le sport et les quartiers populaires ?
Marine Mane : Parce que dans les quartiers, on vit avec le béton. Le corps est notre première arme, notre premier terrain d’expression. Moi, j’ai grandi dans une ZUP de l’Est de la France, un quartier ouvrier, très métissé, où se côtoyaient descendants d’Italiens, Marocains, Algériens, Portugais… C’était vivant, joyeux, solidaire. Le sport faisait partie de notre quotidien. Nous c’était plutôt le roller, le skate ou le foot… C’est l’endroit par lequel tu peux exister, te dépasser, parfois t’en extraire. Ce que Béatrice raconte dans La neige est blanche, c’est cette ligne de crête entre fierté, pression sociale et loyauté familiale.
Comment s’est fait le choix de la comédienne ?
Marine Mane. : On a tenu à faire des auditions ouvertes, inclusives, rémunérées – ce qui n’est pas toujours le cas. On avait choisi Lou-Adriana Bouziwan, mais elle a été engagée sur un tournage pour le cinéma. Je lui ai dit de foncer. À ce moment-là, sur ses conseils avisés, j’ai appelé Galla Naccache-Gauthier, que je connaissais, et elle a repris le texte en trois jours. Une prise de rôle fulgurante, avec une précision et une humanité qui m’ont soufflée. Depuis, c’est elle qui incarne le personnage. Elle porte littéralement le spectacle sur ses épaules, avec, dans son sac à dos, tout le dispositif – une forme légère, mobile, pensée dès le départ pour s’adapter à des lieux non théâtraux.
La mise en scène casse immédiatement le quatrième mur. C’était un parti pris dès l’écriture ?
Marine Mane : Pas complètement. C’est en répétitions qu’on a fait évoluer le texte pour l’amener vers une adresse plus directe, plus poreuse. Je ne voulais surtout pas faire semblant. Pas de “théâtre dans un théâtre”, pas de décor, pas d’illusion. L’idée était que les questions du texte surgissent dans la salle, parmi les spectateurs, comme si elles venaient d’eux. Ce n’est pas le personnage qui se raconte à distance, c’est une parole qui nous attrape, qui nous concerne. À force d’expérimenter en salle de classe, on a vu à quel point ce rapport frontal renforçait la puissance d’identification. Et dans le passage au tout public, cette intensité s’est encore accrue.
Les réactions diffèrent-elles selon les publics ?
Marine Mane : Oui, et c’est passionnant. Chez les adultes, le spectacle fait résonner des questions de trajectoire : Est-ce que j’ai fait les bons choix ? Est-ce que je suis encore à la bonne place ? Il y a une forme de mélancolie existentielle qui surgit, d’autant plus forte depuis la pandémie. Chez les adolescents, c’est la pression scolaire qui explose. Tous parlent de la peur de l’échec, du poids des choix à faire trop tôt, de la disparition de la souplesse dans les parcours. Ce spectacle, pour eux, met des mots sur ce qu’ils vivent au quotidien, sans qu’on leur en parle jamais aussi frontalement.
C’est un spectacle d’émancipation, mais aussi de deuil, de rupture…
Marine Mane : C’est ce qui en fait la force. L’héroïne continue de skier au plus haut niveau pour faire honneur à son père défunt. Elle vit avec cette pression invisible mais constante. Et puis à un moment, elle choisit de fuguer, d’écouter autre chose, d’ouvrir une brèche dans le destin qu’on a tracé pour elle. C’est un chemin vers soi, mais aussi vers le monde, vers la nature. Ce que cette jeunesse urbaine, souvent coupée des espaces sauvages, redécouvre ici de manière presque initiatique.
Vous parlez d’un spectacle « sac à dos ». Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?
Marine Mane : C’est une forme qui circule, qui va à la rencontre, qui s’installe partout. C’est un théâtre de terrain, adaptable, qui ne dépend pas d’une scénographie lourde. Mais ce n’est pas seulement un choix technique. C’est aussi une posture politique d’aller vers les gens, ne pas attendre qu’ils viennent à toi. Créer un espace commun, même fugitif.
Quel sens ce projet prend-il pour vous aujourd’hui ?
Marine Mane : Je crois que ce qui me tient le plus à cœur, c’est de mettre en lumière ce que j’appelle « la richesse de la marge ». Cette force, cette inventivité et cette puissance qui existent dans les quartiers populaires, dans les trajectoires non linéaires, dans les identités complexes. Ce sont des ressources immenses. Et on les regarde trop peu. Ce spectacle, c’est une tentative pour les faire exister au centre.
La Neige est blanche de Béatrice Bienville
Présence Pasteur – Festival Off Avignon
du 5 au 26 juillet 2025 – relâches les 8, 15, 22 juillet 2025
à 11h00
durée : 50 min
Mise en scène de Marine Mane
Avec Galla Naccache Gauthier