Il est 22h, le ciel reste bleu, et le Grand Théâtre de Fourvière est comble. Sur scène, face au public, l’Orchestre national de Lyon dirigé par Maria Itkonen effectue les derniers réglages. Çà et là, quelques accessoires sont posés : des chaises, une table, des micros, et, côté cour, un rideau noir incongru suspendu à un portant. Pas de décor monumental pour Israel Galván — juste son corps, quelques objets et beaucoup de dérision. Il ne danse pas Carmen, il la tord dans tous les sens, la malmène, la transforme en un jeu de rôles loufoque.
L’artiste sévillan, rouge aux lèvres et cheveux gominés, tirés en arrière, entre en scène avec une mantille noire, se coiffe d’une mantera — le chapeau des toreros — et passe d’un personnage à l’autre — Carmen, Don José, Escamillo — en disparaissant derrière le rideau qu’il manipule comme un enfant jouant à cache-cache. Le ton est donné : ce sera une Carmen sur la ligne de crête entre concert sérieux et pantomime flamenca absurde, où l’opéra de Bizet croise le cabaret dada.
Tout y passe, rien n’est sacré
Castagnettes, fleurs dans les cheveux, cornes de taureau… Israel Galván convoque tous les clichés du flamenco et de la culture andalouse, les tourne en dérision, les désosse un à un. Il se moque de cette Espagne folklorique, fantasmée par Mérimée, vendue aux touristes, fabriquée en série. Il danse affublé de cornes et d’une queue, incarne le toréador, la femme fatale et le soldat jaloux comme des silhouettes cartoonesques.
En fond, l’orchestre joue les plus grands airs de Bizet avec virtuosité. La cheffe Maria Itkonen donne à la partition une ampleur ronde et vivante, qui souligne avec malice l’anarchie joyeuse de la scène. Côté voix, le ténor Robert Lewis (Don José) et le baryton Jean-Christophe Lanièce (Escamillo) optent pour une sobriété sans excès. En robe rouge, bien sûr, la soprano Deepa Johnny irradie la scène de sa voix puissante et tire naturellement la couverture à elle.
Face à cette distribution très classique, la chanteuse et guitariste espagnole María Marín tranche nettement. Loin de la Carmen de Mérimée, elle réinvente un rôle, celui d’une andalouse brute, libre, sans concession, qui n’a que faire des amants de pacotille que lui impose le romancier comme de la sensualité « caliente » de son double romancé.
Un spectacle tous azimuts
Le spectacle semble parfois partir dans tous les sens. Des moments forts – une danse sur un petit tablao, une chorégraphie sur chaise, des sevillanas désarticulées – alternent avec des passages plus convenus ou répétitifs. L’ensemble est décousu, mais jamais tiède. Israel Galván s’amuse, provoque, gratte littéralement le sol. Sa danse ne cherche pas à illustrer l’histoire de Carmen, mais à en démonter les symboles.
On aurait aimé que le propos aille plus loin, que le geste féministe prenne davantage de corps. La figure de la femme libre qui refuse de se soumettre reste un peu en retrait, noyée dans le jeu et la satire burlesque. Mais Israel Galván parvient tout de même à désamorcer le machisme latent du récit, en brouillant les identités, en ridiculisant les postures viriles et en déjouant les repères.
Pas une révolution, mais un pied de nez
Cette Carmen ne révolutionne ni Bizet ni le flamenco, mais les confronte avec une énergie singulière. On n’est pas dans la grande émotion, mais dans un théâtre de la distorsion, du rire, du geste décalé. L’artiste sévillan n’impose rien : il propose. Et même quand on décroche, on reste accroché à sa présence. Il suffit qu’il tape du pied, qu’il glisse un clin d’œil ou qu’il se contorsionne en silence pour que la magie opère.
Ce n’est pas un grand spectacle formaté, mais davantage une échappée libre et insolente, une proposition libre, drôle, déstabilisante, portée par un artiste qui refuse les cases et prend visiblement plaisir à faire sauter les cadres.
On le retrouvera d’ailleurs dans quelques jours à Montpellier Danse avec New Sketches of Spain, une création jazz en compagnie du trompettiste Michael Leonhart, avant un duo très attendu avec Mohamed El Khatib au Festival d’Avignon, une saison qui lui ressemble pleinement, mouvante, hybride, insaisissable.
Carmen d’après l’opéra-comique de Georges Bizet, conception d’Israel Galvan
Grand Théâtre – Les Nuits de Fourvière
le 26 juin 2025
durée 1h40 environ
Extraits de Carmen de Georges Bizet et musique flamenca
Chorégraphie et danse – Israel Galván
Direction d’Orchestre national de Lyon – Maria Itkonen
Avec Deepa Johnny, Robert Lewis & Jean- Christophe Lanièce
Musique et chant flamenca – María Marín
Chœur – Mieskuoro Huutajat Oulu
Chef de chœur – Petri Sirviö
Dramaturgie de Charles Chemin
Costumes de Micol Notarianni
Maquillage de Chema Noci
Conseiller musical – Miguel Álvarez-Fernández
Lumières de Valentin Donaire
Son et direction technique – Pedro León
Régisseur – Balbi Parra