Comment l’art vivant est-il entré dans votre vie ?
Silvia Gribaudi : J’ai découvert la danse lorsque j’étais enfant. J’étais attirée par cette possibilité d’exprimer ce que je ressentais à travers le corps. Le mouvement m’aidait à donner forme et voix à mes émotions, d’abord en tant qu’enfant, puis adolescente. Avec le temps, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple intérêt passager, mais d’un véritable langage. Devenue adulte, j’ai reconnu dans la danse et les arts de la scène un outil pour observer, raconter et habiter le monde. Cela s’est fait progressivement, mais toujours avec cette impulsion claire de mettre en mouvement, d’agir et de vivre pleinement le temps de l’action.
Pourquoi ce métier ?
Silvia Gribaudi : L’être humain. Le corps réel. Ce besoin que chacun porte en soi de danser, même s’il ne le sait pas encore. J’avais envie de déplacer le regard : passer de ce qui “devrait être” à ce qui est là, dans l’instant. Pour moi, la danse est un espace de liberté, où l’échec a aussi sa dignité, où le mouvement, l’élan, le geste sont d’abord une relation avant d’être une esthétique. Je voulais créer un lien authentique avec le public, un véritable pacte relationnel. Et aussi inventer des espaces qui n’existent pas encore, et les habiter.
Quand le désir de créer est-il né ?
Silvia Gribaudi : J’ai commencé à créer parce que je voulais voir sur scène ce que je ne voyais nulle part : l’excès. J’avais besoin d’exprimer la vie telle qu’elle est, même chaotique. Un jour, je me suis autorisée à écouter les nombreuses voix en moi et à les suivre. Ma première chorégraphie remonte à 1990, pour un concours de danse dans un petit village italien, sur une musique du film Nikita. Je n’ai pas gagné, mais j’ai compris que c’était ma voie. Même si, à l’époque, il était difficile en Italie de trouver les moyens, les lieux et les possibilités de porter un projet artistique indépendant.
Quelle est la genèse de votre spectacle Grand Jeté ?
Silvia Gribaudi : Tout est parti d’une question : comment sautons-nous dans la vie ? Le saut, c’est aussi la chute, le risque, le jeu. Je voulais travailler sur ce moment de suspension où l’on ne sait pas encore si l’on atteindra l’autre rive, mais où l’on tente quand même. Le projet est né de ce désir de mêler virtuosité, ironie et courage.
J’aimais cette idée que, chacun à sa manière, nous faisons tous un tombé, un pas de bourrée, un grand jeté ou un grand saut — parfois chancelant, mais toujours avec élan. Penser la société comme un corps collectif en mouvement, non pour exhiber, mais pour inspirer, m’a semblé relever du conte contemporain. C’est une manière d’apporter de la beauté et de la force à notre manière d’être au monde.
Ainsi, un tombé n’est pas seulement un pas : c’est aussi une chute existentielle. Un pas de bourrée peut être une tentative de retrouver l’équilibre. Et un grand jeté, ce n’est pas qu’un saut virtuose sur scène, c’est aussi le courage d’essayer, de prendre le risque. Ce jeu ouvre d’autres imaginaires et rend la danse accessible, proche, vivante.
Je voulais une collectivité de corps dotée d’une énergie juvénile pour ce saut vers l’avenir. J’ai proposé à Michele Merola de rejoindre le projet. C’est ainsi qu’a commencé notre collaboration avec les danseurs de sa compagnie, la MM Contemporary Dance Company. La musique originale est signée Matteo Franceschini, la lumière est de Luca Serafini. D’ailleurs, nous poursuivons actuellement d’autres projets ensemble.
Qu’est-ce qui a nourri cette création ?
Silvia Gribaudi : L’idée que chaque corps puisse exécuter son propre grand jeté, même sans technique classique, a été centrale dans notre travail. Les danseurs m’ont beaucoup inspirée par leur enthousiasme, leur dévouement, leur entraînement quotidien au ballet. Le contraste, entre mon corps et le leur, m’a frappée, mais aussi l’énergie née de notre rencontre, de nos différences.
Nos âges différents se sont rejoints dans la danse, comme si, dans ce saut virtuose, émergeait une conscience commune de notre finitude. L’âge devient alors relatif. Ce qui compte, c’est la danse de l’instant présent.
Comment avez-vous travaillé avec les danseurs ?
Silvia Gribaudi : Je travaille beaucoup à partir de l’écoute, du jeu, de l’improvisation, en partant du plaisir de bouger ensemble. Pour beaucoup d’entre eux, c’était la première fois qu’ils brisaient le quatrième mur, transformant ainsi leur relation au public. Nous avons fait des exercices spécifiques pour apprendre à réagir aux retours du public, à s’ouvrir, à guider vers un saut partagé.
Je leur demande d’être en relation : avec eux-mêmes, avec le groupe, avec le public. Nous travaillons la présence, l’authenticité, la confiance. Et bien sûr, nous rions beaucoup.
Le concept de bonheur dans l’effort est essentiel pour moi. Transmettre du plaisir au public est, selon moi, une forme politique de révolution humaine, une façon de refuser la critique systématique en la renversant. C’est ce que j’aime transmettre aux danseurs en studio. J’espère que ce désir passe la rampe, qu’il ne reste pas à l’état de simple pensée philosophique.
Comment parvenez-vous à insuffler cette qualité burlesque et décalée à la danse ?
Silvia Gribaudi : En accueillant l’imprévu. En laissant de la place au silence, à l’absurde, à la vulnérabilité. L’ironie naît souvent du décalage entre ce que l’on attend et ce qui advient. Ce qui m’intéresse, c’est une forme de comédie qui dévoile, qui fait tomber les masques, qui nous permet de nous reconnaître dans l’étrangeté de nos regards désarmés. Une comédie qui cherche le désarmement.
Dans votre travail, le corps sous toutes ses formes est central. Est-il important pour vous de sortir des cadres traditionnels ?
Silvia Gribaudi : Absolument. Le corps est une mémoire vivante, une archive émotionnelle, un puissant vecteur de communication. Sortir des cadres traditionnels, ce n’est pas les rejeter, mais les expérimenter, les explorer, les démonter, jouer avec eux. Pour vivre ensemble, il est essentiel que chaque corps soit visible, écouté, valorisé. Qu’il puisse danser pour ce qu’il est — et non pour ce qu’il devrait être.
Sur quels nouveaux projets travaillez-vous actuellement ?
Silvia Gribaudi : Je continue à explorer cet espace où la danse se vit dans la relation, le contact humain, l’échange direct. Récemment, j’ai créé un solo, Suspended Chorus, qui sera présenté au Théâtre de la Ville en mai 2026. En parallèle, je prépare une nouvelle création sur le thème des Amazones, avec cinq interprètes féminines. Un projet qui interroge la force à travers des corps de femmes, entre mythe et contemporanéité.
Grand jeté de Silvia Gribaudi
Jardin des Tuileries, Domaine du Louvre, Paris – Festival Paris l’été
du 22 au 24 juillet 2025
durée 1h
Chorégraphie de Silvia GRibaudi assistée de Paolo Lauri
Avec Silvia Gribaudi et la MM Contemporary Dance Company : Filippo Begnozzi, Lorenzo Fiorito, Mario Genovese, Matilde Gherardi, Aurora Lattanzi, Fabiana Lonardo, Giorgia Raffetto, Alice Ruspaggiari, Nicola Stasi, Giuseppe Villarosa
Musiques originales de Matteo Franceschini
Création lumières de Luca Serafini STYLING Ettore Lombardi
Maître répétiteur – Enrico Morelli
Consultante en dramaturgie – Annette Van Zwoll
collaboration artistique – Matteo Maffesanti
Conseil technique – Leonardo Benetollo