Dans les rues d’Uzès, cité baignée de lumière et riche d’un patrimoine des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, les festivaliers vont, viennent, traversent la ville d’un lieu à l’autre pour découvrir la programmation 2025 imaginée par Émilie Peluchon, directrice de La Maison Danse Uzès. Pour fêter dignement les 30 ans du festival et son caractère singulier de privilégier le plein air à la boîte noire, de nombreux artistes ont accepté d’adapter leurs créations dans des sites naturels avec un minimum de techniques.
Après Je badine avec l’amour de Sylvain Riéjou, Danser ensemble d’Alice Davazoglou et Tendre Carcasse d’Arthur Perole qui ont ouvert les festivités, c’est au tour d’Émilie Labédan, Zoé Lakhnati et Christian Rizzo de faire vibrer les lieux et d’inviter le public à quelques déambulations dans la ville et par les chemins alentours, pour découvrir de nouveaux lieux et des scènes improvisées.
Fictive, extérieur jour : Des sous-bois fantasmagoriques

Le premier rendez-vous de cet après-midi ensoleillé est donné devant le centre culturel de L’Ombrière. Billet en main, les festivaliers sont priés de suivre les organisateurs pour rejoindre, en contrebas, une clairière ceinte côté cour par un mur de soubassement, où des gradins de trois rangs en bois sont installés. Des fourrés, une silhouette vêtue de noir apparaît. Le visage maquillé de céruse blanche, lui donnant un teint presque gris, l’interprète s’installe dos au public. Il plie et déplie un voile noir avant de s’en faire un foulard. Puis, comme possédé, il entame une danse erratique. Ses gestes sont saccadés. Il semble hanté par quelques démons. Son salut, concomitant à son trépas, dépend uniquement de sa capacité à extirper de son dos une étrange excroissance.
Au loin, de manière quasi imperceptible, une porte se lève, permettant à un autre individu de rejoindre la scène-paysage. Inspiré des danses expressionnistes et du cinéma fantastique, le duo s’amuse à brouiller les pistes entre réalité et fiction. À travers cette étape de création, qui n’est qu’une ébauche d’une pièce à venir, Émilie Labédan s’intéresse à l’invisible, au surnaturel. Comment se fondre dans le paysage ? Comment esquisser des présences, brouiller les repères ? La forêt devient ici un écran mental. Les silhouettes apparaissent, disparaissent entre les troncs. Deux créatures, comme sorties d’un film fantastique vintage – Nosferatu, Le Bal des vampires, etc. – avancent en gestes saccadés, dans une danse où s’entrelacent mort et renaissance.
Le bruissement des feuilles, le frémissement du vent et le chant des cigales participent au trouble. Bien que fragile, l’expérience questionne la capacité de chacun à voir au-delà du geste.
This is la Mort : Des héros en pleine dégringolade

Changement de décor. La prochaine étape du parcours se situe place aux Herbes. Le public suit désormais les organisateurs dans quelques rues étroites de la ville, à l’aplomb du château, jusqu’à une fontaine restaurée depuis peu. Nouveaux gradins, nouvel espace, les spectateurs s’installent dans la bonne humeur et l’envie de partage. Rien ne semble se passer. Soudain, d’une lointaine ruelle, une chevalière en armure dorée, figure spectrale comme échappée du Moyen Âge, surgit. Engoncée dans son costume grinçant, Zoé Lakhnati qui semble perdue, déphasée, inspecte les lieux – fontaine, murs, portes closes – oubliant presque le public intrigué qui l’observe. Dans un geste goguenard, elle tend une main gantée à un spectateur, amorçant un lent strip-tease métaphorique. Pièce après pièce, l’armure tombe au sol dans un fracas métallique.
La danseuse se transforme. Tour à tour bodybuilder, diva pailletée ou espion burlesque, elle joue avec les clichés de puissance, du désir de briller, de virilité conquérante. Les postures outrées, les clins d’œil à la culture pop s’enchaînent sur une bande-son entêtante, qui répète en boucle – become a big star – avant de s’effondrer et de renaître.
Zoé Lakhnati pioche dans un imaginaire hétéroclite, ainsi que dans la pensée d’Aby Warburg et de son Atlas Mnémosyne, pour déconstruire les figures de gloire et de performance. Plus elle se déleste de ses costumes, plus son mouvement se fluidifie. Empruntant à… Le tout avec un humour ravageur. Une performance magnifiée par les murs ancestraux de la ville qui lui servent de terrain de jeu.
Sous l’Évêché : La ronde masculine de Christian Rizzo

Pour la dernière escale de la journée, avant que le ciel ne se couche et que le son de la Djette Double-crème envahisse le bar et QG du festival, le public est convié à rejoindre une vaste pelouse, en contrebas des jardins de l’Évêché. C’est là que, le temps d’une soirée, Christian Rizzo a posé ses valises et sa scène.
Treize ans après sa création, D’après une histoire vraie n’a rien perdu de sa force et de son humanité. Jouée en plein air, sur une esplanade de verdure, elle gagne une puissance nouvelle. Pas de boîte noire, juste le paysage et la lumière naturelle pour magnifier la performance des huit danseurs, dont sept ont participé à la création en 2013 au Festival d’Avignon. Derrière eux, le regard peut s’évader vers la vallée, les monts au loin, dessinant une toile de fond mouvante. Ce cadre ouvert fait résonner le rituel dans un paysage habité, poreux au monde.
Les huit interprètes, pieds nus, forment une communauté mouvante. Cercle après cercle, marche après marche, ils se cherchent, s’enlacent, se délient. Portés par les percussions vibrantes de Didier Ambact et King Q4, ils entrent en transe, non pas pour fuir le réel, mais pour y inscrire leur présence.
Chez Rizzo, la danse devient langage des origines. À travers elle, s’expriment l’amitié, la joie, la vulnérabilité, la gravité aussi comme autant de nuances d’un masculin pluriel. Ici, aucune esbroufe, aucun effet : juste le corps en partage. Un geste de résistance poétique face aux crispations identitaires.
Sous le ciel changeant, cette pièce emblématique du chorégraphe cannois continue, treize ans plus tard, d’affirmer l’essentielle humanité du mouvement.
Danser autrement
Trente ans après sa création, La Maison Danse d’Uzès prouve qu’elle sait encore se réinventer. Cette édition en plein air invite à d’autres manières de percevoir le geste dansé, en lien intime avec l’espace et le paysage. Une belle manière de célébrer la danse… à ciel ouvert.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Festival La Maison Danse Uzès
du 4 au 8 juin 2025