Nos Abysses de Léa Deschaintres © Julien Benhamou
Nos Abysses de Léa Deschaintres © Julien Benhamou

Jogging : un festival au pas de course

Pour sa cinquième édition, le festival imaginé par Sandrina Martins, directrice du Carreau du Temple, poursuit son exploration des liens entre art et sport. L’occasion rêvée pour interroger les injonctions à la performance, au contrôle et au dépassement de soi.

En ce week-end de fin mai, une ambiance électrique règne sous la verrière du Carreau du Temple. Ça danse, ça court, ça s’échauffe, ça patine… Rien d’étonnant pour ce lieu en plein cœur de Paris, qui depuis plus de dix ans fait dialoguer pratiques artistiques et sportives. Point d’orgue de cette dynamique, le festival Jogging, né en 2021, déploie sur quatre jours une programmation bouillonnante mêlant spectacles, ateliers et expositions. Une manière tonique, décalée et joyeusement critique de jeter des ponts entre deux univers a priori disjoints.

WOD - Akène Lenoir et Marco Mary - Lundy Grandpré © Didier Serciat
WOD d’Akène Lenoir et Marco Mary © Didier Serciat

Pour les non-initié·es au CrossFit – ce cocktail d’haltérophilie, de cardio et de gymnastique – le WOD (Workout Of the Day, ou « entraînement du jour ») désigne une série d’exercices à enchaîner sans interruption dans un temps limité. C’est ce cadre rigide que reprennent les chorégraphes Akène Lenoir et Marco Mary dans leur pièce WOD. Dès les premières minutes, les deux interprètes s’y astreignent avec une ardeur presque narcissique. Visages impassibles, rigueur de métronome, ils enchaînent squats, push-ups et burpees. Rien de très neuf, a priori.

Mais soudain, le propos s’épaissit. Installé sur un vélo, Marco Mary amorce un parallèle subtil entre danse et crossfit. Mêmes vocabulaires, mêmes adages qui incitent à repousser ses limites. Le fameux No pain, no gain des coachs de salle répond aux exhortations des professeurs de danse. Dans les deux cas, le corps devient outil, terrain d’épreuve, espace de dépassement.

Multipliant les clins d’œil à un monde boosté à la créatine, le duo ironise sur cette communauté de crossfiteurs aux muscles saillants, avec ses codes, ses rituels, son mode de vie. Face à un monde fragmenté, le WOD devient aussi un espace d’appartenance, où l’on est soutenu, challengé, galvanisé. Mais à quel prix ? Jusqu’où pousser ce corps devenu vitrine de soi-même ? WOD soulève avec finesse des questions essentielles sur la normalisation des corps et la construction identitaire. Dans le solo final, Akène Lenoir entremêle voguing et crossfit dans une vibrante quête d’affirmation et de libération.

Nos Abysses de Léa Deschaintres © Julien Benhamou
Nos Abysses de Léa Deschaintres © Julien Benhamou

Autre solo, autre combat. Avec Nos Abysses, Léa Deschaintres plonge dans les méandres de son histoire de danseuse. Corps docile, corps contraint, corps instrumentalisé dès l’enfance. Chez elle, on ne valorisait guère la participation : seule comptait l’excellence. Ce culte de la performance a modelé sa relation à son outil de travail.

Bottines à talons qui claquent, séries de fitness épuisantes : c’est une guerrière que l’on voit traverser le plateau. Optant pour la forme de la conférence dansée autobiographique, la pièce gagne en intensité quand le corps, seul, parle. À travers lui, surgissent toutes les injonctions silencieuses qui pèsent sur les jeunes interprètes. Courir après la meilleure version de soi-même, c’est y laisser des plumes.

Jusqu’au-boutiste, perfusé à l’adrénaline, ce solo survitaminé émeut par son intégrité. Rien de démonstratif, rien d’artificiel : cette dépendance à l’activité physique traduit un combat intérieur contre la peur de l’échec. Et l’équilibre, peut-être, réside dans cette réconciliation fragile avec un corps trop longtemps malmené. Car même au plus profond de nos abysses, brille encore une lumière.


Festival Jogging
Le Carreau du temple
2 Rue Perrée
75003 Paris
du 22 au 25 mai 2025

WOD d’Akène Lenoir et Marco MaryLundy Grandpré
Chorégraphie et interprétation – Akène Lenoir et Marco Mary
Scénographie de Lucile Genin
Costumes de Gabrielle Marty
Son de Martin Poncet
Lumière de Sandrine Sitter
Regard extérieur – Marine Colard
Vidéo – Didier Serciat
Assistanat – Mathilde Hausermann Ramisse

Nos abysses de Léa Deschaintres
Chorégraphie de Léa Deschaintres & Ilario Santoro
avec Léa Deschaintres
Assistant chorégraphe – Yohann Baran
Musique de Gabriel Majou
Conception Lumière – Ilario Santoro

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