Qu’est-ce qui vous a donné envie de postuler ensemble à la direction du festival ?
Olivier Dubois : Tout est né d’une impulsion très organique. J’ai vu passer l’appel à projets, et un souvenir presque physique m’a rattrapé : Bolzano, où j’avais dansé, présenté des pièces, vécu des instants forts. J’ai décroché mon téléphone, appelé Emanuele Masi – le directeur sortant – qui m’a répondu : « Vas-y ». Mais je savais d’emblée que je ne voulais pas porter cela seul, alors j’ai demandé à Anouk si elle voulait en être.
Anouk Aspisi : Au même moment, je regardais déjà cet appel à projets. J’ai une longue histoire avec l’Italie. J’y ai beaucoup travaillé en tant qu’attachée culturelle. Mais je savais que je ne voulais pas porter ce genre d’aventure seule. Il me fallait un échange, une confrontation joyeuse. Quand Olivier m’a appelée, c’était une évidence.
Vous vous connaissiez déjà bien ?
Olivier Dubois : On s’était croisés dans des contextes professionnels très différents, notamment quand Anouk était à Lyon à la Maison de la Danse, puis au cabinet de Rima Abdul-Malak, la précédente Ministre de la Culture. Elle avait accompagné certains de mes projets en Italie. Nous n’avions pas de lien personnel à proprement parler, mais il y avait ce socle précieux : un respect réciproque, une écoute, une curiosité. Et puis encore une fois, une forme d’évidence instinctive.
Anouk Aspisi : Ce qui nous a réunis, au-delà de nos parcours très différents, c’est un socle de valeurs communes. On savait qu’on pourrait dialoguer, construire quelque chose de complémentaire, avec une vision partagée.
Quand vous avez candidaté, quel a été l’écho local ?
Olivier Dubois : On a constitué notre dossier à l’image de notre duo : sincère, dynamique, enraciné dans le réel. Ce n’était pas un exercice académique, mais une proposition vivante. Nous n’avions pas réponse à tout, mais nous savions ce que nous voulions défendre : un festival ouvert, intense, qui assume la beauté du trouble. Quand on nous a annoncé que notre projet avait obtenu la note maximale, on a été très fiers de nous. Mais c’est dans les mois qui ont suivi, une fois au travail, que nous avons compris ce qui nous animait en profondeur. Pour l’écho, nous avons reçu énormément de messages de félicitations d’Italie, de France et d’ailleurs.
Anouk Aspisi : Il y avait neuf candidatures retenues au deuxième tour sur plus d’une quarantaine de dossiers, plusieurs en duo, et la nôtre est arrivée en tête. On devait être à la hauteur de ce challenge.
Qu’avez-vous découvert à ce moment-là ?
Olivier Dubois : Ce qui m’est apparu, avec une clarté nouvelle, c’est le besoin de rassembler une famille artistique. Pas une bande d’amis, non, mais un cercle d’autrices et d’auteurs du mouvement capables de produire du trouble, de l’inattendu, de l’inconfort parfois. Après toutes ces années à créer, je me suis surpris à ressentir une forme de solitude. J’avais juste besoin de me réentourer d’écritures vives, habitées, rigoureuses.
Anouk Aspisi : Il y avait cette envie de m’investir dans une région magnifique du Sud Tyrol, dans un pays et sa culture que je connais bien, l’Italie, et de le faire par une proposition claire, forte. Nous avons alors imaginé une trilogie sur trois ans : insurrection, horizon, réconciliation. Une forme de voyage sensible, un parcours de l’âme que le festival accompagnerait.
Cette trilogie de la passion, Insurrection-Horizon-Réconciliation, c’est plus qu’un fil rouge ?
Olivier Dubois : C’est notre ossature, presque une dramaturgie souterraine. Ce ne sont pas des thématiques plaquées, mais des strates émotionnelles. L’insurrection, c’est la secousse, le soulèvement intime, le refus de se complaire. Puis vient l’horizon – cet espace flou où l’on regarde devant soi, sans certitudes, prêt à tout réinventer. Enfin, la réconciliation : un apaisement possible, une tentative de ré-harmonisation avec soi, et de facto avec le monde.
Et ce n’est pas à travers une œuvre isolée que s’incarne la trilogie de la passion, mais dans le dialogue silencieux et sensible qu’elles entretiennent entre elles. Ce sont leurs résonances qui dessinent le parcours. Chaque pièce devient un point d’ancrage, mais c’est la « conversation » de ces œuvres— parfois inattendue, parfois organique — qui libère une sensation, une pensée. Ce que nous construisons là, c’est moins une programmation thématique qu’une constellation de sensations et de visions qui, ensemble, ouvrent un espace commun de perception et de questionnement.
Anouk Aspisi : Et surtout, cette approche du dialogue et de la conversation s’applique à notre manière de travailler avec les artistes. Nous cherchons et avons envie de construire des fidélités, des allers-retours, des liens que nous voulons tisser dans la durée. Ce que la trilogie nous permet, c’est de penser un festival qui ne soit pas un simple moment suspendu, mais une trajectoire.
Le lien avec le territoire semble fondamental dans votre projet. Pourquoi ?
Anouk Aspisi : C’est fondamental, les festivals sont profondément des événements culturels ancrés dans leur territoire, qui sèment et font croître en profondeur les liens avec les habitants, les artistes invités, les associations, les structures culturelles et les collectivités locales. Par ailleurs la danse est pour moi une expérience sensible, une relation directe au corps et à la diversité des corps et donc à l’autre, à l’altérité. C’est un art considéré comme mineur (pour cela il est très fragile), mais il est d’une puissance inouïe, archaïque, universelle.
Pour ce Festival Bolzano Danza, pour le contexte au cœur d’une nature majestueuse, il faut absolument sortir des lieux habituels de la représentation théâtrale et aller à la rencontre de tous les publics. Notre boussole pour construire une proposition artistique et culturelle est de s’adresser à celles et ceux qui ne vont jamais dans les théâtres. Pour ce faire, nous avons imaginé plusieurs rendez-vous où tout le monde peut participer et se rencontrer.
Olivier Dubois : Le territoire n’est pas un décor : c’est un acteur. Nous voulons élargir le cercle, abolir les lignes de partage entre amateurs et professionnels, entre âges, origines et pratiques. Des 700 jeunes danseurs qui participent aux workshops dans le cadre du Südtiroler Kulturinstitut et qui, pour la 1ère fois, seront associés sur un événement commun ExtraDanza à Bolzano, à un groupe de volontaires en lien avec une association locale qui accompagneront toutes les activités de la programmation en passant par une reprise de Wild Descent, projet que je mène avec des danseurs amateurs dans la ville, il est clair qu’il était impensable de ne pas les faire entrer au cœur du projet. C’est un changement d’axe radical qui prendra de plus en plus de place chaque année.
Quelle place réservez-vous à la scène italienne ?
Olivier Dubois : Une place essentielle. C’est un festival à vocation internationale, certes. Mais comment être internationaux sans être profondément locaux ? Ce serait une erreur – encore plus venant de directeurs français. Nous voulons être des passeurs, pas des importateurs. Soutenir la création italienne, dialoguer avec les institutions, les festivals, les artistes du pays : c’est une de mes responsabilités.
Anouk Aspisi : Le Sud-Tyrol est une région où cohabitent les cultures de langue allemande et italienne. La culture y est un outil de dialogue et de paix. La danse, comme la musique, est un langage qui permet une expérience humaine partagée. C’est un écosystème fragile, qu’on a à cœur de renforcer.
Vous avez également créé deux laboratoires de recherche. Pourquoi cette initiative ?
Olivier Dubois : À Bolzano, il existe deux pôles d’excellence : l’EURAC Research, qui explore les écosystèmes, les glaciers, les migrations, et le NOI TECHPARK, dédié à la science et à l’innovation. Il nous a semblé évident que l’Art et la Science devaient s’associer car ces deux « domaines de pensée » cherchent, se perdent, ils formulent, décryptent et retranscrivent.
Avec ces laboratoires — les Open Lab — nous ne cherchons pas le spectaculaire, mais la production d’une pensée fertile, lente, incarnée, qui produit du savoir. Il ne s’agit pas de transformer les artistes en chercheurs ou les chercheurs en chorégraphes, mais de créer des zones de frottement, de laisser circuler des idées, des intuitions, des hypothèses.
Nous tenions à ce que cette pensée laisse une trace : textes, récits, essais… En contrepoint d’ExtraDanza, qui incarne la puissance du geste collectif et populaire, les Open Lab permettent de produire du « savant », avec la même exigence et la même valeur. C’est cette égalité que nous revendiquons : Parce que le festival est aussi un lieu où la pensée danse.
Anouk Aspisi : Ce sont des laboratoires, pas des résidences. Le festival n’a pas cette mission durant l’année. Ces laboratoires permettent d’ouvrir des espaces de réflexion, de confronter les savoirs. Dans un monde où les repères s’effondrent, où la parole artistique ainsi que la parole scientifique sont constamment remises en question, il est essentiel de créer ces lieux de pensée et d’hospitalité intellectuelle.
Comment avez-vous construit cette première programmation ?
Olivier Dubois : Très simplement. On s’est demandé : si l’on rêvait un festival, qui voudrions-nous y convier ? On a partagé nos évidences, vu des spectacles ensemble, affûté notre compréhension de ce que nos instincts disaient. Et très vite, tout a commencé à dialoguer. On a vu émerger une constellation. Et cette constellation, c’est notre vision commune.
Anouk Aspisi : C’était très instinctif, mais aussi très respectueux. Aucun artiste n’a été programmé sans l’accord de l’autre. On a tout vu ensemble, ou revu. On en a parlé, longuement. Et chaque fois, on s’est demandé : est-ce qu’on admire profondément ce travail ? Est-ce qu’on aurait envie d’inviter cette personne dans notre maison ? Parce qu’au fond, on ne programme pas, on invite. Ce n’est pas la même chose.
Quels sont les artistes et les spectacles que vous êtes particulièrement heureux d’accueillir ?
Olivier Dubois : Tous (rires). Le festival s’ouvre avec un triple souffle puissant, comme une déclaration d’intention. D’abord, Angelin Preljocaj plonge le public dans la tension sensorielle de Helikopter, porté par la musique vertigineuse de Stockhausen, et sa nouvelle création Licht. À ses côtés, le duo Panzetti/Ticconi présentent Aerea et Ara! Ara! : deux pièces qui interrogent l’image, le rituel, avec une rare acuité. Et pour que cette ouverture soit aussi une fête, Cult of Magic électrise la nuit dans un DJ set incandescent – parce qu’un festival, c’est aussi célébrer ensemble, danser pour se rencontrer.
Quelques jours plus tard, Cherish Menzo viendra creuser l’obscurité de nos héritages avec DARKMATTER, tandis que François Chaignaud et Théo Mercier nous entraîneront dans les limbes baroques et suspendus de Radio Vinci Park.
Ce que nous célébrons, dans cette programmation, ce n’est pas une unité de ton, mais une tension vivante entre les formes, entre la lumière et l’ombre, la transe et le trouble, l’intime et le collectif.
Et puis, nous sommes profondément reconnaissants à ces artistes d’avoir accepté notre invitation parce que leur présence donne tout son sens au projet de ce festival : accueillir, faire dialoguer, et surtout, ne jamais cesser de surprendre.
Anouk Aspisi : On est aussi très heureux d’accueillir des artistes féminines puissantes comme Lia Rodrigues, Gisèle Vienne, Mette Ingsvarsten, aux côtés desquelles se mêleront les générations d’artistes comme Stefania Tansini, Ginevra Panzetti (du duo Panzetti et Ticconi), Marco d’Agostin, Matteo Sedda et la création artistique qui a vraiment besoin de soutien et d’être vue par le public. On a voulu mêler les grandes voix et les émergences. Les frottements entre générations, entre écritures. Un grand nom peut précéder un jeune chorégraphe italien dans le même espace. Ce sont des dialogues qu’on provoque.
Vous donnez aussi une grande place aux amateurs. Pourquoi ?
Olivier Dubois : Parce qu’ils sont là. Parce qu’ils existent. Et parce que trop souvent, on les ignore. Découvrir qu’il y avait des centaines de danseurs amateurs dans la région, et qu’ils n’avaient jamais vraiment eu leur place dans le festival, c’était pour nous un électrochoc. On veut qu’ils soient pleinement intégrés, visibles, porteurs d’une autre manière de faire communauté.
Anouk Aspisi : Le projet ExtraDanza, une déclinaison du 1 Km de Danse, initié par le CND de Pantin, en est un bon exemple. Il réunit seize groupes amateurs, de tous âges, de tous styles. Ils présentent leurs pièces tout au long d’un après-midi qui se termine par un grand bal créole emmené par Chantal Loïal (notre MC!!). C’est une fête, mais c’est aussi un geste fort. Une manière de dire que chacun a sa place.
Comment se construit ce projet sur le plan économique ?
Anouk Aspisi : Le festival s’inscrit dans une histoire (41e édition !) porté par une structure solide et professionnelle : la Fondation Haydn, qui déploie toute l’année une saison musicale et lyrique, sous la direction du compositeur italien Giorgio Batistelli. Et la région du Sud-Tyrol (le Trentin /Haut-Adige) bénéficie d’une autonomie fiscale, qui lui permet de réinvestir ses taxes localement. Cela donne une grande stabilité, précieuse dans le contexte actuel.
Et sur les questions de parité ou de diversité, quel est votre positionnement ?
Anouk Aspisi : Olivier et moi sommes la parité et la diversité ! Nous sommes au cœur de ces questions, en faisant le festival, notre point de vue est celui de l’ouverture aux artistes du monde. En rédigeant la programmation, on s’est rendu compte de la présence majoritaire des femmes chorégraphes et des interprètes. La pluralité des regards, des points de vue, des esthétiques, des identités, est une évidence et c’est mon engagement. Ce n’est pas une case à cocher, c’est une exigence de pensée.
Olivier Dubois : Il ne s’agit pas de représenter pour représenter, mais de faire place à ce qui compose réellement le monde aujourd’hui. Parité et diversité ne sont qu’un point de départ. Ce que nous défendons, c’est une scène poreuse, traversée par la pluralité des corps, des récits, des trajectoires. Un festival qui laisse entrer la vie, dans toutes ses richesses.
En somme, quel est le festival que vous rêvez d’inventer ?
Olivier Dubois : Un festival qui reste une aventure humaine. Un lieu d’accueil réel, pas une vitrine. On veut créer un espace où les artistes peuvent rester, où les spectateurs se sentent invités à penser, à ressentir, à rester aussi. « Festival » parle de fête, de célébration… alors Let’s have fun !
Anouk Aspisi : Et en ressortir transformé par un festival qui fasse danser, rire, pleurer, être émerveillé et être déplacé. Un festival qui laisse une trace intime et collective.
Bolzano Danza Festival
18 juillet au 1er août 2025