Il y a, dans le roman de Gaël Faye, une forme d’insouciance qui accompagne la construction du jeune Gaby, son héros. Avec cette distance un peu naïve comme trait de caractère, c’est précisément la dureté de son récit qui émerge au fil des mots. Et pour cause, sous couvert de la narration somme toute banale de la vie de ce garçon privilégié, Petit Pays relate la grande Histoire qui s’est abattue sur le Burundi et le Rwanda dans les années 90. Protégé par sa position sociale de fils d’un ingénieur français et d’une immigrée rwandaise, le narrateur du livre se confronte alors, et le lecteur avec, aux désillusions et à la violence meurtrière du pays qui était son refuge.
Mémoire commune
Pour cette adaptation au plateau, Dida Nibagwire et Frédéric Fisbach font le choix de multiplier les regards, les voix, les corps. Optant pour un récit polyphonique en transformant chaque interprète en narrateur, le binôme donne immédiatement une belle puissance à ce texte. Ici, il n’est pas question de produire l’horreur en spectacle, celle-ci adviendra, qu’on le veuille ou non, renforcée par l’imagination de chacun. Quelques parenthèses, comme des réminiscences, viendront bel et bien tenter de reproduire certaines scènes d’un lointain passé. Mais celles-ci sont rares et se convoquent, un peu floues ou maladroites, comme des souvenirs embrumés.
Car dans Gahugu Gato, l’essence est bien celle des mots comme un témoignage, ou comme une lettre aux absents. Avec beaucoup de sensibilité, c’est le regard plongé vers l’horizon que la mémoire surgit. Là, derrière le public ou à travers lui, veille le spectre d’une mère, celle de Gaby. C’est par elle que passe l’Histoire, par son sang rwandais, par son héritage familial resté sur ses terres et par ce lien, bientôt brisé, qui la relie encore à ses origines. Avec cette adresse indirecte, Dida Nibagwire et Frédéric Fisbach trouvent une belle justesse. Ainsi s’exprime comme un regret, tardif mais intense, celui d’un garçon qui n’a pas su voir et comprendre l’ampleur de ce qui se jouait sous ses yeux.
Par-delà les mots
Sur le plateau, à peine habillé de quelques chaises, la parole n’est toutefois pas la seule à se faire l’écho de la narration. Celle-ci trouve aussi sa voie par la musique et les chants, presque litaniques, qui cherchent régulièrement à faire communauté autour des événements qui se recomposent dans les esprits. Prenant pleinement part à l’écriture scénique, les musiciens Jean-Patient Akayezu et Samuel Kamanzi accompagnent en cela la voix grave et douce de Kaya Byinshii.
À son tour, le corps devient lui aussi vecteur d’une énergie intérieure qui se niche entre les lignes. Les gestes puissants de Philip Mirasano et les tiraillements d’Olivier Hakizimana augmentent la lecture de ce qui n’est pas dit. Ainsi s’équilibre toute la dramaturgie de cette création qui s’exprime par tous les moyens. Et tout comme le roman fait prendre conscience au jeune Gaby de la violence du monde dans lequel il grandit, Gahugu Gato se pare d’un voile sombre qui vient peu à peu gommer la candeur des premiers instants.
Une langue, des larmes
Face à un public majoritairement blanc et occidental, le kinyarwanda s’impose avec éclat et l’emporte sur les quelques mots de français qui jalonnent le texte. Dans cette langue, témoin hier de tout ce qu’artistes et spectateurs revivent aujourd’hui, persiste une profonde douleur. Avec une dernière image particulièrement éloquente, apparaît l’essentielle question de la responsabilité des uns face à l’impuissance des autres. L’émotion reste immense face au mot « génocide » par trop contemporain. Bien vite interrompus par des sanglots venus des coulisses, les applaudissements s’effacent comme soufflés par le vent au profit du silence.
Gahugu Gato (Petit Pays) d’après Gaël Faye
Spectacle créé en juin 2024 à Kigali (Rwanda)
Cloître des Célestins – Festival d’Avignon
Du 20 au 22 juillet 2025
Durée 1h45.
Tournée
18 au 20 mai 2026 à MIXT – Terrain d’arts en Loire-Atlantique (Nantes)
Avec Frédéric Fisbach, Olivier Hakizimana, Léon Mandali, Carine Maniraguha, Philipe Mirasano, Natacha Muziramakenga, Dida Nibagwire, Norbert Regero, Michael Sengazi et Jean-Patient Akayezu (inanga, flûte et chant), Kaya Byinshii (chant), Samuel Kamanzi (guitare et chant)
Mise en scène Frédéric Fisbach et Dida Nibagwire
Avec la complicité de Gaël Faye
Traduction Emmanuel Munyarukumbunzi
Basée sur l’adaptation française de Samuel Gallet
Lumière Eloé Level
Costumes Asantii, House of Tayo, Moshions
Surtitrage Patience Umutoni
Régie générale Eloé Level
Régie son Foucault de Malet