Le rideau de scène est un objet fascinant qui porte en lui la responsabilité de faire advenir le théâtre ou d’y mettre un terme. C’est à peu près tout le rôle qui lui revient tant que, par habitude, on ne daigne pas le regarder de plus près. Mais en réalité, cette étrange frontière qui sépare le plateau de la salle et des coulisses regorge d’ambiguïtés. Autour de lui s’organise un grand ballet qui navigue de l’invisible vers le visible, au service des esthétiques qu’il concourt à produire. En faisant de cet élément le cœur de sa dernière création, Nathalie Béasse envisage la question de la représentation par le biais de sa construction. Avec Velvet (« velours » en anglais), la metteuse en scène passe avant tout par la matière, support nécessaire à la conception de ses images.
Une boîte à images

À travers son regard de scénographe, Nathalie Béasse place d’emblée sa pièce dans une zone floue entre l’évidence et l’imagination. Imposant d’abord aux spectateurs la vue d’un rideau qui semble condamné à ne jamais s’ouvrir, l’artiste attire le regard sur les moindres détails. Une couleur, un mouvement, un son devient alors l’élément déclencheur d’une image mentale propre à chacun, dans une approche absurde qui bouscule tout sens de la logique. Par ce procédé, Velvet transforme le spectateur de théâtre en regardeur d’une œuvre plastique, deux rôles qui ne cesseront de se confondre par la suite.
D’un tableau à l’autre, cette pièce met en effet en miroir deux processus de représentation. La composition d’une toile peinte y rencontre la conception d’une esthétique de la scène, les deux répondant à une mécanique bien précise. Or ce qui préoccupe ici Nathalie Béasse est moins l’image produite comme résultat, que les moyens utilisés pour la créer. Ainsi le plateau devient-il un espace de projection, au sein duquel la machinerie redessine sans cesse les perspectives, comme une esquisse que l’on efface pour mieux en retracer les traits.
À l’arrière-plan
Dans cette ébauche permanente, le rôle des interprètes est, à son tour, déplacé. Mis au service de la machine théâtrale, Etienne Fague, Clément Goupille et Aimée-Rose Rich endossent tous les statuts possibles, celui de personnage devenant lui-même accessoire. Tour à tour mobilisés pour déplacer des éléments de scénographie, porter des costumes ou se figer comme figures dans le décor, ils alimentent la représentation sans y prendre part tout à fait. Même leurs échanges, d’une hilarante banalité à contre-courant de toute théâtralité, les tiennent à distance des images qu’ils concourent à créer.
Presque mis au rebut de leur propre art, les comédiens gardent pourtant un rôle essentiel. Car au gré des espaces et des perspectives modelés par les éléments convoqués au plateau, Velvet se lit surtout comme un manifeste dédié à l’artisanat de l’image. Quel que soit le médium, c’est bien le geste de composition qui fait sens par nature. À travers cette démarche, Nathalie Béasse mêle adroitement dramaturgie et esthétique, au service d’un spectacle qui provoque l’imaginaire avec beaucoup de poésie.
Peter Avondo – Envoyé spécial à Dijon
Velvet de Nathalie Béasse
Créé le 6 novembre 2024 au Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne
Vu au Théâtre Dijon Bourgogne dans le cadre de Théâtre en mai
Conception, mise en scène, scénographie :deNathalie Béasse
Avec Étienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich
Musique de Julien Parsy
Lumières de Natalie Gallard
Régie lumière de Sara Lebreton
Assistant – Clément Goupille
Régie son de Romain Darracq
Régie plateau de Pascal Da Rosa
Construction – Philippe Ragot