Rose Berthet la directrice du théâtre de l’atelier n’a jamais perdu de vue qu’elle dirigeait un lieu mythique. On est au cœur de l’histoire du théâtre, celle du Cartel – Baty, Dullin, Jouvet et Pitoëff, ces grands hommes qui se sont battus pour l’art. Dans cet esprit, elle a commandé à Johanny Bert, talentueux metteur en scène, marionnettiste et plasticien (Hen, La (nouvelle) ronde, Le spleen de l’ange), un spectacle. Il a proposé Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce.
Une belle rencontre

L’artiste à la tête de la compagnie Théâtre de Romette a choisi pour incarner le personnage principal, Louis, Vincent Dedienne. Ils se connaissent depuis quinze ans, à l’époque de la Comédie de Saint-Étienne. Le comédien, à juste titre très en vogue aujourd’hui, accepte le projet. Mais, il y ajoute une condition, celle de présenter en même temps le Journal de Jean-Luc Lagarce. Les deux œuvres vont alors se répondre, parler de ce qui fait acte dans l’œuvre de l’auteur, l’homosexualité, le Sida, les non-dits, la construction, la famille, le théâtre et l’art.
En 2007, pour la manifestation Année […] Lagarce, qui célébrait le cinquantième anniversaire de la naissance de l’auteur, François Berreur, co-fondateur des éditions Les Solitaires intempestifs, avait eu ces mots en parlant de son ami et compagnon de travail : « mort à la fin du XXe siècle, son œuvre s’inscrit dans un contexte : la courte durée de la vie dans l’humanité ». Et c’est bien ce que l’on va entendre dans ces deux spectacles.
Juste la fin du monde : au cœur des silences
C’est une des pièces les plus montées de l’auteur qui, sachant qu’il va mourir, met au centre de son écriture, la disparition et la famille. Si on lui préfère sa deuxième version augmentée, Pays Lointain, Juste la fin du monde demeure une œuvre bouleversante dans laquelle l’auteur explore ces non-dits mortifères qui peuvent tuer les vivants.
Un fils rentre chez lui après des années d’absence… Il ne revient pas jouer au retour du fils prodigue, mais pour annoncer sa mort prochaine. Il repartira sans rien avoir dit. La famille est l’axe central de notre vie. Elle nous forge. On a beau la fuir, elle nous rattrape. Lagarce décrit une famille d’une banalité affligeante qui depuis longtemps n’a plus rien à se dire.
« Les gens qui ne disent jamais rien, on croit juste qu’ils veulent entendre. »

Comme dans la chanson de Brel, Chez ces gens-là, il y a la mère (brillante Christiane Millet). Elle vénère son fils aîné, celui qui n’était pas comme les autres et qui a réussi. Sans jamais mettre les mots sur ce qui à l’époque était impensable, elle ne cesse d’être maladroite. C’est un personnage haut en couleur, tout en rupture comique. on trouve aussi le cadet (touchant Loïc Riewer), celui qui tel Caïn ne trouve pas sa place et rejette son frère. Puis vient la petite sœur (délicate Céleste Brunnquell), en manque de tout, souffrant de l’absence du grand frère qui aurait dû remplacer le père et dont le fantôme hante les lieux.
Enfin, la belle-sœur complète ce tableau. À sa manière, un peu gauche, elle tente, comme elle peut, de colmater les fissures de la famille. Le choix de la comédienne Astrid Bayiha est formidable. L’actrice née à Paris, de parents d’origine camerounaise, apporte à cette pièce rapportée une sensibilité extraordinaire. Quant à Louis (subtil Vincent Dedienne), observateur de tout cela, il avait juste envie de leur dire : « Prenez-moi comme je suis », de leur crier : « Je vais mourir ».
La mise en scène et la scénographie de Johanny Bert sont remarquables. Les silences des personnages, qui ne disent jamais ce qu’ils pensent véritablement, sont explorés, par la gestuelle, jusqu’aux moindres détails. Les décors descendent des cintres, donnant ainsi vit à cette maison vide, où les souvenirs, enterrés par la « bienséance », ne peuvent s’exprimer.
Il ne m’est rien arrivé… Juste d’avoir aimé à en mourir

Le Journal de Lagarce, ce sont deux tomes bouleversants d’un jeune homme qui va devenir « un vieillard sans qu’il le sache » comme il le dit dans L’Apprentissage et mourir à 38 ans. C’est une œuvre retravaillée et ciselée par l’auteur qui désire laisser une trace. L’histoire de l’enfant d’ouvrier et de province devenu artiste, de l’homosexuel à la découverte de sa « différence » et à la recherche de l’amour, de l’arrivée comme un coup de massue du virus du sida et de ses conséquences, la mort. Il touche à l’universel, notre passage sur terre. Et trente ans après sa disparition, cela parle encore.
L’adaptation et l’interprétation de Vincent Dedienne sont bouleversantes. Parce qu’il a su raconter une vie, qui à l’évocation de sa famille résonne beaucoup avec la pièce. Tout est là, l’homosexualité, la recherche des plaisirs, la création, la construction d’un artiste, mais aussi les doutes, les joies et les peurs. Il s’adresse au public, dans une approche directe qui donne une grande intimité. Johanny Bert l’a placé dans une grande boîte noire, qui permet à la dessinatrice Irène Vignaud de projeter ses très belles illustrations. Toute une époque défile sous nos yeux et les souvenirs qui vont avec. Alors oui, les temps ont changé, les regards aussi, mais restons vigilants. Et plus que jamais, Lagarce nous parle.
Marie-Céline Nivière
Juste la fin du Monde de Jean-Luc Lagarce
Il ne m’est rien arrivé, d’après le Journal de Jean-Luc Lagarce (éditions Les Solitaires Intempestifs)
Théâtre de l’Atelier
1 place Charles Dullin
75018 Paris.
Durée 1h30 (Juste la fin du monde) et 1h (Il ne m’est rien arrivé).
Tournée
25, 26 et 27 mars 2025 : Juste la fin du monde et Il ne m’est jamais rien arrivé au Sémaphore, Cébazat
29 mars 2025 : Juste la fin du monde et Il ne m’est jamais rien arrivé à La Halle aux grains, Blois
1er, 2, 3, 4, et 5 avril 2025 : Juste la fin du monde à La Croix-Rousse, Lyon
8 et 9 avril 2025 : Juste la fin du monde au Théâtre de Pau
11 avril 2025 : Juste la fin du monde au Théâtre Odyssée, Périgueux.
Juste la fin du monde
Mise en scène et scénographie de Johanny Bert
Avec Astrid Bayiha, Céleste Brunnquell, Vincent Dedienne, Christiane Millet, Loïc Riewer et les marionnettistes en alternance Kahina Abderrahmani et Élise Cornille
Assistante à la mise en scène Lucie Grunstein et à la scénographie Grégoire Faucheux
Musique de Guillaume Bongiraud
Création sonore de Marc De Frutos
Lumières de Robin Laporte
Création marionnette Amélie Madeline
Costumes d’Alma Bousquet
Accessoiriste Irène Vignaud.
Il ne m’est jamais rien arrivé
Mise en scène et scénographie Johanny Bert
Adaptation et interprétation Vincent Dedienne
Assistante à la mise en scène Lucie Grunstein
Dessinatrice au plateau Irène Vignaud
Costumes Alma Bousquet.