Une silhouette (Pauline Hercule) se dessine sur le fond bleu lumineux de la scène. L’ombre chinoise a tout d’un étrange oiseau. Un rapace ou un corbeau, le présage est sombre. Côté cour, emmitouflée dans une parka kaki, une femme discrète (Virginie Colemyn) se fait toute petite derrière une plante verte. Elle n’ose pas pénétrer dans l’arène. Il faudra toute l’insistance muette et impérative du volatile, qui s’est mû en greffière, pour qu’enfin, elle se mette sous les feux des projecteurs. Le regard hébété, hagard, voire perdu, cette mère de 47 ans va devoir se justifier pour ne pas perdre la garde de son tout petit garçon, le silencieux Logan.
Face à elle, une rangée de micros, dans son dos des empilements çà et là de dossiers noircis par la poussière faute d’être traités, tout est fait pour l’intimider. Nerveuse, elle se lance dans un long monologue. La parole, d’abord chaotique, se fait vagues, déferlantes. Les mots s’enchaînent, portés par l’énergie du désespoir et la peur viscérale de mal faire et de mal dire. Rien n’a été épargné à Carine Beilen. En apparence, c’est une femme comme une autre. Un peu « simplette » diront certains, mais tellement heureuse de vivre.
Une vie où la misère s’invite

Arrachée à sa famille à dix ans, avec trois de ses frères et sœurs, ses parents n’ayant plus les moyens de nourrir et de s’occuper de toute la fratrie. Placée dans un « foyer », elle apprend auprès des éducateurs et éducatrices, le nom des oiseaux, à cuisiner un peu, à se réjouir de tous les petits cadeaux de la vie même s’ils sont rares et maigres. Diagnostiquée faible d’esprit, elle vit d’allocations. N’attendant rien de l’existence, elle se réfugie souvent dans un bar de quartier. Elle y navigue dans la bière et le vin. Mignonnette, elle plaît à un autre pilier du bar. Malgré ses refus répétitifs, l’impensable se produit. Un enfant naît.
Comment élever ce petit être quand on ne possède pas les codes, quand les autres lui rabâchent à longueur de temps qu’elle n’y arrivera pas seule ? Avec son instinct viscéral de mère, brouillonne parfois, stressée et dépassée le plus souvent, elle aime cet enfant d’un amour inconditionnel. Mais voilà, l’enfant est singulier, autiste peut-être. Il ne se plaint jamais, même quand elle s’assied sur lui par mégarde. Ses yeux magnifiques sont grands ouverts sur le monde, mais l’enfant n’exprime jamais ni joie ni peine. Seul, la nuit dans le noir, il hurle à pleins poumons. Pour se calmer, elle boit du vin rouge, de la piquet, pour le calmer, au grand dam de l’aide sociale qui ne cesse de le lui déconseiller, elle le prend dans ses bras, dans son lit, le réchauffe de son corps. Un drame est inévitable.
Maladresse ou maltraitance ? La justice doit trancher. Sa sincérité et son repentir seront-ils suffisants à attendrir le cœur imperméable des juges – dont le public en est le substitut – et à lui permettre de s’émanciper en volant, comme elle en rêvait enfant, À cheval sur les dos des oiseaux, d’une société qui la tient dans son carcan ?
Un jeu virtuose

Avec une fièvre et une énergie incroyables, la démentielle Virginie Colemyn se glisse dans les mots de Cécile Delbecq. Elle les habite, les vit intensément. Jouant des répétitions pour mieux faire entendre la détresse de cette mère bancale, poétisant sans misérabilisme cette vie à la marge, l’autrice offre à la comédienne un formidable terrain de jeu. Toujours sur le fil du rasoir, la confession refuse le pathos, bien au contraire. Drôle, troublante, touchante, l’actrice fait résonner la fragilité sensible de celles et ceux qui n’osent pas déranger, qui préfèrent se taire que paraître incongrus.
Portée par la mise en scène onirique, voire fantastique imaginée par Pauline Hercule et Pierre Germain, Virginie Colemyn irradie le plateau et transforme ses rires déclenchés par la gêne en une cascade d’émotions et d’éclats de vie. À ses côtés sur scène, la metteuse en scène compose en direct l’univers musical et rythme de bruits de machine à écrire ce monologue qui donne à voir le quotidien de ceux qu’on ne veut pas voir. À Cheval sur le dos des oiseaux est un hymne à l’humanité à fleur de peau, un texte à l’os qui touche en plein cœur. Tout simplement déchirant de beauté et d’intelligence !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Villeurbanne
À Cheval sur le dos des oiseaux de Cécile Delbecq
salle Jean Bouisse
TNP – théâtre national populaire de Villeurbanne
8 place Lazare-Goujon
69627 Villeurbanne cedex
Du 10 au 23 janvier 2025
Durée 1h15 environ
Mise en scène de Pauline Hercule et Pierre Germain
avec Virginie Colemyn
musique et bruitage Pauline Hercule
éléments scéniques François Dodet
scénographie de papier Angélique Cormier
lumière Lucas Collet et Michel Abdallah
composition musicale Mathieu Ogier et Pauline Hercule
son Amaury Dupuis et Florent Mallet
costumes Agathe Trotignon
construction Marc Cassar
stagiaire à la dramaturgie Manon Garnier