Œdipus Complete © DR
Œdipus Complete © DR

Des performances mythiques au Festival international de Brno en Tchéquie

Comme chaque année, la petite ville tchèque, située à deux heures de Prague, donne rendez-vous à des compagnies européennes pour un grand festival de théâtre, de cirque et de danse. Reportage sur une saison qui a fait la part belle à la mythologie grecque.

Dans le cadre de son festival international, Brno met à contribution ses salles de spectacle dont l’éclectisme fait la force d’un événement annuel haut en couleur. Si on peine parfois à identifier la direction artistique parmi les propositions, quelques artistes tirent leur épingle du jeu, des petites troupes locales aux grands de noms de la scène européenne (comme Lukasz Twakowski, venu présenter The Employees). Présent dans le cadre d’un séminaire de jeunes critiques de l’IATC (International Association of Theater Critics), je fais le point sur quelques jours chargés comme les nuages.

Woman, Shut up ! de Lucie Trmíková © DR
Woman, Shut up ! de Lucie Trmíková © DR

Dès le premier spectacle, Woman, Shut up !, le sur-titrage s’est élevée sur un écran noir avec la fiabilité d’un Boeing 737. Promesse rompue en un éclair pour ne laisser place qu’à quelques phrases fixes, pareilles à des slogans, quand sur scène, la compagnie tchèque enchaînait les paragraphes dans l’hilarité générale (sûrement des blagues sur les français, ce sont les meilleures).

Parler de ce festival à Brno, c’est trahir ma position de français pour qui la barrière de la langue a constitué un élément (occultant) du décor. Il semble pourtant que Woman, Shut up ! de la JEDL compagny avait son lot de choses à dire. J’en tiens pour preuve son titre et la performance fiévreuse de Lucie Trmíková, la comédienne principale qui signe aussi l’écriture de la pièce. Il était question du parcours de Růžena Vacková, prisonnière politique, incarcérée par le régime communiste tchèque pour ses convictions religieuses. Historienne de formation, cette dernière a donné pendant des années des cours clandestins aux autres détenues.

Chose étrange, Woman, shut up ! se déroule dans la chapelle de l’ancienne prison de Brno, lieu désacralisé par la suite si on en croit cette imposante fresque façon réalisme socialiste au fond de scène. Impossible de savoir si cette pièce, parfois un peu grossière tant dans les choix de costume que dans la performance, en a tenu compte. Quelques parties mastocs du décor, plus littérales, cachaient d’ailleurs ce fond qui semblait pourtant fort à propos.

Œdipus Complete © DR
Œdipus Complete © DR

Ce reproche, difficile de l’adresser à la pièce du lendemain : Œdipus Complete. À travers une réécriture en trois parties du mythe d’Œdipe, la compagnie Tygr v Tísni investit deux heures durant l’entièreté du jardin de la Villa Low Beer. De ce spectacles, on retient d’abord des débuts délicieusement kitchs, du volant moumoute du tracteur de jardin du Roi Laïus à sa casquette-visière-couronne. Mais très vite, ses échos au monde contemporain se font moins insistants (n’ayant pas eu de sous-titre, tout jugement de ma part s’accompagne d’un grand mea culpa). Le tragique s’étale dans cet espace qui, une fois la nuit tombée, nous transporte sous terre pour une chorégraphie frénétique au cœur des abysses, c’est-à-dire des gradins que le public a été sommé de quitter. Spectacle inventif, écho subversif au théâtre grec et à son amour des espaces extérieurs, Œdipus Complete fait figure d’OVNI alors que depuis toujours, les programmations sont envahies par les mythes.

Depuis le Radost Theatre, le metteur en scène français Patrick Sims faisait la part belle au théâtre de marionnettes. Librement adapté du conte du Joueur de Flûte de Hamelin, le spectacle tranche un immeuble à la verticale pour en révéler le vivant qui fourmille. Proposition séduisante, grand public, The Ratcatcher ménage un espace entre un folklore un peu désuet et une science fiction d’une rare excentricité, quitte à ce que la cohérence de la direction artistique en prenne un peu pour son grade.

C’est sans doute ce même goût de l’artisanat qui offre à #Burn #IAmHere #Herostratos toute sa singularité. Partant du mythe d’Herostratos qui mis le feu à un temple d’Arthemis pour obtenir de l’attention, Tomáš Jarkovský et Jakub Vašíček tentent de transposer la réflexion dans le cadre d’un live twitch où un jeune homme commente son jeu vidéos. Le projet a le mérite de rencontrer un public adolescent hilare, bien qu’on puisse s’interroger sur ce continuum entre le streamer, Herostratos et l’assassin de John Lennon dans une quête commune de célébrité. Sans un jour le spectacle vivant parviendra-t-il à explorer les possibles des réseaux sociaux et des nouvelles technologies, plutôt que de s’en faire le détracteur un peu ringard ?

A Streetcar named desire inspiré de la pièce de Tennessee Williams © DR
A Streetcar named desire inspiré de la pièce de Tennessee Williams © DR

Du côté du théâtre de la ville de Brno, le public endimanché a pu se lever d’un même élan devant une reprise, dansée mais elle-aussi très littérale, d’un Tramway nommée désir. Si l’essentiel de cette chorégraphie d’Arthur Pita tend vers le mimétisme (avec une virtuosité certaine), quelques passages plus oniriques s’avèrent particulièrement prometteurs. C’est sans doute dans l’intériorité du personnage que l’adaptation prend tout son sens. Avec l’univers sonore que Frank Moon imagine pour la pièce, le jazz s’offre une résonance inédite. Le tout peine toutefois à se défaire de l’ombre imposante de cette histoire culte. Tant et si bien que le succès rencontré tient moins à son inventivité qu’à la conformité aux attentes du public.

Il en a été de même pour le spectacle de cirque découvert dans ce même lieu : The Audition de Petr Horníček. La proposition de départ m’avait séduit. Révélant huit complices parmi des volontaires sur scène, la pièce fait d’un procédé éliminatoire son parti-pris artistique. Une fois que la compétition relève de la fiction, il est plus difficile de trouver un enjeu à The Audition. Les références gaguesques à la sélection de départ s’avèrent contre-productives tant elles fragmentent la construction des personnages, de leur univers et les éventuelles envolées plus lyriques. Malgré une musique live enivrante, la violence de la hiérarchie et de la compétitivité ne faisant l’objet d’aucun questionnement, on peine à s’émouvoir des acrobaties qui se succèdent sur scène. La virtuosité n’est qu’un vernis pour la reproduction d’une cour de recréation esthétisée dont nous sommes le public complice.

© Claudia Ndebele
Trio. For the beauty of it © Claudia Ndebele

À en croire l’absence quasi systématique de sur-titrages et la surreprésentation de compagnies tchèques, on pourrait douter du caractère international du festival. C’est avec Trio. For the beauty of it, rare spectacle de la programmation ne mettant pas en scène une distribution entièrement blanche, que le caractère transfrontalier a enfin fait sens.

Le spectacle de Monika Gintersdorfer se présente comme un pur moment de partage. Trois danseurs rejouent quelques mouvements marqués par un contexte culturel particulièrement dense, tout en s’efforçant de le restituer par la parole. Alex Mugler tente alors de reconvoquer l’imaginaire de la scène voguing New Yorkaise, Carlos Martínez, celui de la culture sonidero mexicaine quand Ordinateur invoque le couper décaler et son histoire largement liée à la diaspora ivoirienne à Paris. Un temps d’échange d’une simplicité trompeuse. À la candeur revendiquée répondent des logiques complexes de résistance politique. Extirpées de leur essence éminemment collective, ces danses ne peuvent faire leur chemin jusqu’aux institutions sans ces discours. C’est là le tour de passe-passe de Trio, véritable cheval de Troie chorégraphique, qui préfère les pas de côté aux pas de deux. Un moyen habile de repousser le cadre de la scène et donner à voir ses marges.

Après des heures de performances, plus ou moins traduites, retrouver l’anglais s’est avéré particulièrement confortable. Avec Beautiful Evil Things, George Mann et Deb Pugh compilent une série de mythes misogynes dans un seul en scène étourdissant de maîtrise. Son dynamisme est tel qu’un spot de pub radio passerait pour un arrêté préfectoral en vieux français. Convoquant tour à tour les héros de la mythologie grecque, encore eux, Deb Pugh campe une Méduse désabusée. Au male gaze, l’héroïne préfère son regard pétrifiant derrière lequel on devine finalement beaucoup de tendresse.

Comme nombre de productions anglaises, Beautiful Evil Things a sans doute les défauts de ses qualités. S’il est efficace pour certains, il est aussi propret pour d’autres. S’il est vivant, il est aussi tape-à-l’œil. S’il est parfaitement maîtrisé, il est aussi lisse. Il n’empêche qu’il faut saluer la performance de Deb Pugh qui parvient à ménager des effets comiques au milieu de récits épiques et à faire vivre à la manière d’une stand uppeuse une myriade de personnages. La pièce est sans doute une excellente porte d’entrée à la mythologie, elle aura été idéale pour sortir du festival par la grande porte.


Theatre World Brno International Festival
du 17 au 28 mai 2024

The Ratcatcher de Patrick Sims
spectacle présenté le 22 mai 2024 au Radost Theatre
Création, mise en scène, scénographie et marionnettes de Patrick Sims
AvecJiří Skovajsa, Stanislava Havelková, Radim Sasínek, Václav Vítek
Masques de Josephine Biereye
Musique d’Ergo Phizmiz et Miloš Štědroň
Dramaturgie de Vendula Borůvková

Woman, Shut up ! de Lucie Trmíková
spectacle présenté le 21 mai 2024 au Káznice, Brno
Mise en scène de Jan Nebeský
Avec Lucie Trmíková, Jiří Černý, Filip Dámec; Libor Mašek (violoncelle), Monika Knoblochová (clavecin)
Musique de Matouš Hejl
Costumes de Petra Vlachynská 

Œdipus Complete
spectacle présenté le 22 mai 2024 à la Villa Löw-Beer
Mise en scène de Zuzana Burianová, Ivo Kristián Kubák, Václav Kuneš
Dramaturgie de Marie Nováková
Avec Rosalie Malinská, Jan Meduna, Mikuláš Čížek, Denis Šafařík, Matěj Nechvátal, Gabriela Mikulková, Miroslav Zavičár, Michal Kern, Hanuš Bor, Jonathan Glazer, Peter Varga and Václav Kuneš
Scénographie de Jana Hauskrechtová
Musique de Ivan Acher
Chorégraphie de Václav Kuneš

#Burn #IAmHere #Herostratos de Tomáš Jarkovský, Jakub Vašíček
spectacle présenté le 23 mai 2024 au Radost Theatre
Mise en scène de Jakub Vašíček
Avec Miroslava Bělohlávková, Veronika Košvancová-Khomová, Filip Homola, Adam Kubišta, Marek Sýkora, Petr Štěpánek, Antonín Týmal
Dramaturgie de Tomáš Jarkovský, Vít Peřina
Scénographie de Kamil Bělohlávek

A Streetcar named desire inspiré de la pièce de Tennessee Williams
spectacle présenté le 23 mai 2024 au Brno City Theatre / Music Theatre
Mise en scène et chorégraphie d’Arthur Pita
Avec Štěpán Pechar, Klára Jelínková, Eliška Jirsová, Ondřej Vinklát, Albert Kaše, Natalia Metodijeva, Patrik Čermák, Tereza Kučerová
Musique et son : Frank Moon
Scénographie et costumes de Yann Seabra

Trio. For the beauty of it
spectacle présenté le 23 mai 2024 au Goose on a string theatre
Mise en scène de Monika Gintersdorfer
Chorégraphie de Franck Edmond Yao
Avec Alex Mugler, Carlos Gabriel Martínez Veláquez, Ordinateur

The Audition de Matěj Randár, Petr Horníček
spectacle présenté le 24 mai 2024 au Brno City Theatre / Music Theatre
Mise en scène et scénographie de Petr Horníček
Dramaturgie de Matěj Randár
Avec Tomáš Pražák, Sára Stoulilová, Ester Josefína Vandasová, Kirill Yakovlev, Petr Dlugoš, Adam Rameš, Lukáš Borik Polanský, Petr Dvořák, Jiří Bělka; Josefina Horníčková
Choréographie de Tomáš Pražák
Musique de Kirill Yakovlev
Costumes de Lucie Červíková
Création lumière de Michael Bláha
Création son de Karel Mařík

Beautiful Evil Things de Nir Paldi
spectacle présenté le 24 mai 2024 au Goose on a String Theatre / Salle Provazek
Création de George Mann et Deb Pugh
Conception, jeu et co-création musicale de Deb Pugh
Mise en scène de George Mann
Scénographie et costumes de Katie Sykesová
Création son et co-création musicale de Sam Halmarack
Création lumière d’Ali Hunter
Assistanat à la mise en scène – Megan Vaughan-Thomas

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