La Fracture, Yasmine Yahiatène © Lilia Zanetti
© Lilia Zanetti

Passages Transfestival : de l’Algérie à Mayotte, histoires d’insularités

Venus de Mayotte et de Belgique, Lil'C et Yasmine Yahiatème ont clôt la quatrième édition du “Transfestival” de Benoît Bradel avec deux partitions solistes en forme d'adresse à ceux qui ne parlent pas.

Un festival, ça se définit, ça change au fil du temps, ça se redessine sur les contours de l’époque. Depuis sa reprise par Benoît Bradel, Passages Transfestival fait tout cela. Cet historique rendez-vous lorrain, créé en 1996 à Nancy, s’installait en 2011 à Metz sur un rythme biennal. En 2020, le fondateur de la compagnie Zabraka reprenait les rênes et ouvrait ce temps fort au-delà des horizons auxquels il était alors rivé. Aujourd’hui, Passages Transfestival se tient « sur un fil arabo-brésilien », comme s’en amuse le directeur, mais ne s’y résume en rien. « Nous menons un projet transculturel », poursuit-il. Transdisciplinaire, aussi, puisque la danse et la performance y côtoient des formes elles-mêmes hybrides.

Pour cette édition, un fil rouge, l’insularité, avec des artistes venus des Antilles, de Sicile ou de Mayotte, qui viennent « questionner notre impression que l’on ne doit rien à personne », et, comme de coutume à Passages, beaucoup de formes légères et courtes au milieu de grands formats. « Ça aide à prendre le goût du risque et à travailler dans des lieux atypiques », s’enthousiasme Benoît Bradel, fatigué mais enjoué à la fin de sa quatrième édition. « Une trentaine de propositions, c’est énorme pour Metz. » Et le public était là. Le dernier rideau même pas baissé, l’avenir se dessine déjà, plein de projets : accueillir les artistes et développer les résidences à l’année, et prendre une plus grande part dans la production.

La Fracture, Yasmine Yahiatène © Lilia Zanetti
© Lilia Zanetti

Deux des propositions qui clôturaient le festival, juste avant le grand final offert par Vagabundus d’Idio Chichava, avaient en commun de raconter une autre forme d’insularité, métaphorique cette fois : celle de proches, éloignés par leurs conditions mentale et psychique. Le frère d’Aliféyini Mohamed alias Lil’C est autiste. Dans sa première création, Shido, le danseur mahorais lui rend un hommage non verbal tout en énergie contenue, dès cette ouverture où seuls les muscles du dos du danseur, éclairés par une lumière rouge à l’avant du plateau, s’expriment. Le corps se débat contre ces mots qui ne viennent pas. Des pierres disposées sur le plateau articulent un langage alternatif, sybillin, mais qui engage le corps. L’écriture, fragile, fraîche, s’affinera encore d’une représentation à l’autre : elle dévoile déjà un danseur puissant et émouvant d’honnêteté.

Le père de Yasmine Yahiatène, lui, souffre d’une maladie, l’alcoolisme. Un montage bouleversant et vertigineux de vidéos maison filmées au caméscope nos le laissera comprendre. Les scènes d’enfance heureuse d’une famille d’immigrés algériens, de Yasmine grandissant, se mettent peu à peu à bégayer sur les bouteilles ouvertes et les verres bus. Ahmed était un fêtard. Il a aussi grandi sur une blessure, la Fracture qui sert de titre : celle du colonialisme, qui a décidé, par la force, du destin de cette famille kabyle. C’est à l’association de ces deux choses, une histoire collective et un destin blessé, qu’invite ce court seul-en-scène.

Pas de reconstruction en vue ; à la place, une mise en scène du désordre et du trouble, de la répétition et de l’irrésolu — le père, avec lequel Yasmine, en grandissant, avait pris ses distances, est décédé. Tout cela sur un terrain de foot imaginaire, devant des images de Zidane glissées parmi les archives personnelles. Zidane, figure d’espoir pour une génération d’immigrés et d’enfants d’immigrés algériens en France, dont l’image lointaine sur la pelouse du stade de France en 98, ainsi réactivée, se pose comme une interrogation : que sont devenues ces espérances ?


Passages Transfestival
Du 10 au 26 mai 2024

Shido d’Aliféyini Mohamed Lil’C
Création, chorégraphie Aliféyini Mohamed Lil’C
Regard dramaturgique Djodjo Kazadi
Création musicale Uli Wolters
Scénographie François Duconseille

La Fracture de Yasmine Yahiatène
Conception et interprétation Yasmine Yahiatène
Dramaturgie et co-conception Sarah-Lise Salomon Maufroy
Collaboration Artistique et co-conception Olivia Smets, Zoé Janssens
Créateur sonore Jérémy David
Créateur vidéo Samy Barras
Créatrice lumière Charlotte Ducousso

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