Par les villages - Handke - Kheroufi © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Par les villages, Kheroufi sublime son terreau

Retenez bien le nom de Sébastien Kheroufi. Avec sa première mise en scène, il fait merveilleusement résonner les mots de Peter Handke et rappelle qu’il faut toujours écouter les poètes.

Le jeune Sébastien Kheroufi découvre Par les villages de Peter Handke en passant le concours de l’École Supérieur d’Art Dramatique (ESAD) de la Ville de Paris. Ce texte imposé est pour lui une révélation. L’enfant des cités et de la diversité a alors le sentiment de « Se sentir dignement représenté, sans pitié, ni caricature » et de pouvoir « avoir la chance de rêver à autre chose que ce que notre héritage social nous lègue ». Pour son premier spectacle, il contacte l’auteur qui, en plus de lui accorder l’autorisation de monter sa pièce, va l’accompagner. Nasser Djemaï, directeur du TQI, entre dans l’aventure. De ces rencontres est né un spectacle d’une qualité remarquable qui marque la naissance metteur en scène sur qui on va pouvoir compter.

Par les villages - Handke - Kheroufi © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Écrite en 1981, la pièce se construit autour des retrouvailles de frères et sœur à l’occasion de l’héritage de la maison familiale. Devenu écrivain, vivant à la capitale, l’aîné (Lyes Salem) s’est éloigné des siens et de son monde d’origine. Il ne reconnaît plus rien. On l’accueille comme un étranger. Son frère, l’ouvrier (Amine Adjina), et sa sœur (Hayet Darwich), la commerçante, restés au pays, se débattent avec les réalités et les mutations de l’urbanisme. De cet abîme entre le monde d’hier et d’aujourd’hui, de cette confrontation entre l’intellectuel et les autres, donnant la parole à ceux qui la prennent rarement, le dramaturge explore l’essence humaine de notre société en perpétuelle évolution. La patine du temps fait ressortir tous les maux. Ceux qui n’ont jamais été soignés et qui aujourd’hui continuent à faire mal aux laissés-pour-compte.

En transposant le lieu originel, situé dans les montagnes autrichiennes, en une cité d’une banlieue française des années 1990, Kheroufi trouve une caisse de résonance très actuelle. Dans les années 1960, cet endroit était encore un village entouré de champs, de bois et de verdure. Les paroles de la vieille dame (Anne Alvaro) au sujet de sa terre qui disparaît prennent un sens saisissant. Tout comme la scène des ouvriers en bâtiments, enchaînant la construction des « cages à lapins », qui fait que l’on ne regardera les plus jamais de la même manière. Attisées par le silence de l’aîné, les suppliques de la sœur et du frère soulignent la fracture sociale qui s’est installée entre gens des hautes villes et gens des dortoirs urbains

Par les villages - Handke - Kheroufi © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Sébastien Kheroufi démarre son spectacle aux abords du théâtre avec une performance qui dénonce les clichés sur les jeunes des banlieues. Dans un second temps, cela se passe dans le hall du théâtre. Les spectateurs sont assis en rangées autour d’une allée menant à une tombe fraîche. C’est l’arrivée du frère. On songe à Lagarce et à son Pays Lointain. Nous montons dans la salle où nous accueille le chœur composé d’habitants d’Ivry. Ils représentent les invisibles. Le premier tableau, sur le baraquement des ouvriers est très réaliste. Les autres sont traité sur l’allégorie de la terre et de la nuit. Ce procédé poétique permet à la parole de nous atteindre directement.

La pièce de Handke est basée sur des monologues. Ceux-ci se répondent et nous envoient les images, les pensées, les émotions, contenues dans le discours. Cette langue n’est pas morte, elle crie une modernité effrayante et sublime à la fois. Elle résonne parce qu’elle est portée admirablement par Amine Adjina, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, Lyes Salem, Dounia Boukersi (en alternance avec Bilaly Dicko), Sofia Medjoubi et Henriette Samaké. Et puis il y a les deux exceptionnelles prouesses artistiques. L’une toute en émotion d’Anne Alvaro et l’autre, impressionnante, de la rappeuse Casey. Déployant sur nous un halo d’espoir, sa prestation finale nous prend à la gorge. Alors de vos villes, courez voir Par les Villages. C’est bouleversant !


Par les villages de Peter Handke
Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne
La Manufacture des Œillets
1 Rue Raspail
94200 Ivry-sur-Seine.
Jusqu’au 11 février 2024.
Durée 3h10.

Tournée 2024
16 au 18 février au Centre Pompidou
27 février à L’Azimuth – Antony | Châtenay-Malabry

Mise en scène Sébastien Kheroufi,
assisté de Laure Marion.
Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt (texte édité chez Gallimard).
Avec Amine Adjina, Anne Alvaro, Casey, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Gwenaëlle Martin, Lyes Salem et en alternance Dounia Boukersi et Bilaly Dicko, Sofia Medjoubi et Henriette Samaké.
Collaboration à la dramaturgie de Félix Dutilloy-Liégeois, avec la complicité de Laurent Sauvage.
Régie générale de Malounine Buard.
Scénographie de Zoé Pautet.
Costumes de Cloé Robin.
Lumière d’Enzo Cescatti.
Création sonore de Matéo Esnault.

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