À la manufacture à Avignon, la comédienne, metteuse en scène et marionnettiste norvégienne présente Dracula (Lucy’s dream), une évocation féministe et poétique du roman de Bram Stoker. Rencontrée lors du festival de Stamsund en mai dernier, Yngvild Aspeli ouvre les portes de son théâtre, un lieu de création sur les îles Lofoten, et nous invite à découvrir son univers créatif.
©Kristin Aafløy Opdan
Comment est née votre vocation de marionnettiste ?
Yngvild Aspeli : Je dirais d’une envie mais aussi d’un besoin de conjuguer au plateau le théâtre, les arts visuels et l’art plastique. La marionnette est une des rares pratiques artistiques qui permet de combiner différents ingrédients tels que des objets, du son ou de la vidéo pour créer une expression complexe et multiple. De façon plus concrète, enfant, j’ai d’abord été attirée par tout ce qui tournait autour de la construction et de la sculpture, j’avais un goût prononcé pour tout ce qui était plastique. Et en parallèle, je faisais aussi du théâtre et de la musique. Venant d’une famille de grands lecteurs, bien qu’ayant grandi dans un tout petit village du cœur de la Norvège, je lisais aussi beaucoup. Certainement un moyen de m’évader.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de venir étudier en France ?
Yngvild Aspeli : Le lycée où j’ai fait mes études, au sud de la Norvège, était spécialisé dans les arts vivants. Il y avait une option théâtre et une autre en musique. C’étaient des modules conséquents de plus de vingt heures par semaine. Cela m’a permis d’appréhender le métier. Après avoir obtenu l’équivalent du bac, j’ai suivi, durant un an, dans une école spécialisée, une formation en création de costumes et en couture. En Norvège, il est tout à fait possible de prendre ainsi une année pour réfléchir à ce que l’on veut faire. Cela permet de se poser les bonnes questions avant de choisir une carrière. J’ai d’ailleurs fait le choix de laisser de côté la partie manuelle pour me consacrer à l’art dramatique. À vingt ans, j’ai quitté mon pays direction Paris, où je m’étais inscrite à l’école Jacques Lecoq.
Pourquoi la France ?
Yngvild Aspeli : Une amie d’adolescence de ma mère y vivait. À travers ce lien, j’ai développé une sorte de fascination. J’ai très tôt eu l’envie d’apprendre la langue. Et donc, très naturellement, j’ai également voulu y faire mes études. À l’époque, j’avais aussi envie d’une autre approche du théâtre que celle qui était délivrée en Norvège. Je souhaitais quelque chose de plus corporel, de plus visuel. C’est aussi cela que je suis venu chercher à Paris. Et puis très vite, je me suis rendue compte que je n’étais pas la seule étrangère. C’était très stimulant d’être dans un milieu international. Cela permettait de confronter les pratiques, les enseignements. C’était extrêmement riche.
De là, comment êtes-vous arrivée à l’Ensam, l’école de marionnette de Charleville-Mézières ?
Yngvild Aspeli : J’ai beaucoup étudié l’art du masque à l’école Lecoq. Cet objet constituait une matière que je trouvais passionnante à travailler. Cela ouvrait tous les imaginaires et les possibles. L’idée de pouvoir créer, grâce à cela, n’importe quelle créature me plaisait énormément. Un jour, en discutant, j’ai appris l’existence de l’école de Charleville. J’ai fait des recherches. Il y avait un examen d’entrée peu de temps après. C’est une école nationale mais il y a un pourcentage d’élèves étrangers – cinq en tout – acceptés à chaque session. Je n’avais rien à perdre, j’ai donc tenté ma chance, avec succès. Ce brassage culturel et l’enseignement qui m’a été dispensé ont été très stimulants. Je ne serais pas à l’endroit où je suis et mon approche artistique ne serait pas la même si je n’étais pas passée par là.
Quel a été votre premier spectacle ?
Yngvild Aspeli : Signaux en 2011, trois ans après être sortie de l’Ensam. Au départ, c’était mon projet de fin d’études. En 2008, j’ai présenté une petite forme, que j’ai par la suite développé pour en faire un spectacle. C’est une adaptation d’une nouvelle tirée du livre Fantomsmerter (1998), de l’auteur norvégien Bjarte Breiteig. Il y conte l’histoire d’un homme qui a perdu sa main dans un accident et qui est hanté par des douleurs fantômes. Un sujet que je trouvais passionnant à traiter avec la marionnette. Cela m’a permis d’explorer la relation entre l’homme et l’objet, entre la vie et la mort, entre le palpable et l’intangible. Comment peut-on être hanté par quelque chose qui n’existe plus et surtout, comment montrer au plateau quelque chose qui n’est pas ou du moins que l’on ne peut expliquer ?
Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Yngvild Aspeli : Elles sont multiples. Longtemps, j’ai pensé qu’à chaque spectacle, je développais une nouvelle thématique, j’abordais un nouveau sujet. Puis j’ai réalisé qu’en fait, cela tournait toujours autour des mêmes obsessions. Les formes sont différentes, les histoires aussi mais ce sont les mêmes questions existentielles autour de la vie, de la mort, qui alimentent mon travail et ma réflexion. C’est peut-être aussi pour cela que la marionnette est aussi importante pour moi. Le fait que ce soit un objet inanimé, mais qui prend vie quand on la manipule, me permet d’explorer la frontière entre les morts et les vivants. La marionnette permet d’ouvrir un champ sur l’invisible, un champ sur le mystère, un champ sur tout ce qu’on ne sait pas. C’est un médium qui nous met en contact direct avec ce qu’on ne connaît pas. Et puis cela permet de créer un trouble autour et à travers cette relation et cette interaction entre l’acteur et la marionnette. Qu’est ce qui est réel ? Qu’est ce qui ne l’est pas ?
Vous venez de revenir en Norvège. Pourquoi ce retour ?
Yngvild Aspeli : l’opportunité de diriger le Figurteatret i Nordland à Stamsund. J’étais déjà venue pour créer trois de mes spectacles. Le lieu est incroyable. Et à chaque fois, cela a correspondu à des moments importants dans mon parcours d’artistes. Alors quand on m’a proposé de postuler pour en prendre la tête, je n’ai pas hésité. Je voulais aussi pouvoir rendre ce qu’il m’avait donné et permis. Mettre l’artiste au cœur du système, en lui permettant de lui offrir de bonnes conditions de création, de répétitions, ce théâtre est à mon sens très précieux. Participer à son développement, à son rayonnement, est pour moi quelque chose à laquelle je voulais participer. Ce n’est pas qu’un lieu de diffusion, c’est véritablement un lieu de création. Chaque année, nous accueillons entre quatre et six compagnies norvégiennes et internationales souhaitant du temps de résidence pour développer un projet, et que nous aidons en coproduisant leur spectacle.
Des derniers spectacles sont tirés de romans, le prochain d’une pièce, et pas des moindres, un monument du théâtre norvégien, La Maison de poupée d’Ibsen. Comme sont guidés vos choix ?
Yngvild Aspeli : C’est au feeling de mes lectures. En relisant Moby Dick ou Dracula, j’ai trouvé matière à interroger le texte, à l’amener ailleurs. Pour La Maison de poupée, c’est différent. Des fois, je me demande ce qui m’a pris. Je pense que c’est une manière de me confronter enfin à mes propres démons nationaux. C’est un monument théâtral, qui est l’une des pièces les plus jouées dans le monde entier. Le fait de m’y atteler au moment où je rentre en Norvège est clairement très symbolique. Une manière de me réapproprier ma culture, de légitimer mon retour. Le personnage de Nora est d’une telle densité… Elle est à la fois très moderne, et en même temps, elle véhicule un certain nombre de clichés sur la société norvégienne du siècle dernier. Je trouvais donc intéressant d’essayer de comprendre ce qu’elle représente d’aujourd’hui, comment elle est perçue par les Norvégiens et ce que cela dit de nous. Ce qui est très drôle, d’ailleurs, c’est que lorsque je dis que je vais monter Ibsen, mes compatriotes ne semblent pas plus intéressés que cela, alors qu’en France, cela suscite tout de suite beaucoup d’excitation. Cela dit beaucoup du rapport que nous avons aux œuvres en fonction de notre identité.
Avant d’ouvrir en septembre la Biennale internationale de marionnettes de Charleville-Mézières avec La maison de poupée, vous présentez à la Manufacture, à Avignon, dans le Off, votre vision très troublante du Dracula de Stoker, saisi par le prisme du personnage de Lucy…
Yngvild Aspeli : Comme je l’évoquais plus tôt, la marionnette, d’autant plus quand elle a une dimension humaine, permet de jouer sur la perception et donc d’instiller une forme de trouble. En jouant avec les lumières, en faisant en sorte que les comédiens et les marionnettes se confondent, il est possible de créer l’illusion d’optique, que l’inerte prenne vie. Je pense que c’est à cette endroit que le théâtre d’objets et de marionnettes offre une dimension d’étrangeté, de singularité que l’on ne pourrait difficilement obtenir dans du théâtre dit classique. La marionnette permet de déplacer le point de vue, de créer d’autres perspectives et donc d’autres sensations.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé au personnage de Lucy ?
Yngvild Aspeli : Pour plusieurs raisons. Au départ, j’avais très envie de travailler l’œuvre de Stoker. Puis j’ai commencé à explorer le roman pensant naïvement qu’avec un spectacle, j’arriverais à le traiter dans sa globalité. Grossière erreur ! Quand on tente d’appréhender ce qu’est Dracula — un vampire, un transformateur qui a eu plusieurs vies et qui porte en lui plusieurs dimensions — cela se complique. C’est un mythe dont il est impossible de capter la vraie image tant elle est multiple. J’ai donc imaginé plusieurs entrées. Je n’étais jamais satisfaite. J’ai changé énormément de fois d’approche. L’idée est donc venue de m’attacher à un personnage en particulier. Encore fallait-il trouver lequel : Mina, Rentfield ? Lucy a fini par l’emporter. Elle m’a touchée pour plusieurs raisons, notamment pour ce qu’elle dit du pouvoir, de l’emprise… Et puis je trouvais qu’il y avait par son biais un moyen de basculer le point de vue d’un côté féminin. Il y a chez elle, à mon sens, une certaine forme d’émancipation. Et c’est cela que je voulais mettre en lumière. Elle lutte intérieurement contre le mal qui la ronge, contre ce vampire qui la fascine et la rebute. J’étais enceinte quand j’ai monté la première version du spectacle. Le fait qu’elle s’attaque à un bébé me troublait et me permettait au plateau d’exorciser mes peurs.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Stamsund
Dracula (Lucy’s dream) d’Yngvild Aspeli
La Manufacture – Festival OFF d’Avignon
2 bis, rue des écoles
84000 – Avignon
du 7 au 24 juillet 2023 à 9h30
Durée 1h55
Mise en scène d’Yngvild Aspeli
Marionnettistes – Kyra Vandenenden, Dominique Cattani, Yejin Choi, Sebastian Moya, Marina Simonova
Musique d’Ane Marthe Sørlien Holen
Fabrication des marionnettes – Yngvild Aspeli, Manon Dublanc, Pascale Blaison, Elise Nicod, Sébastien Puech
Scénographie d’Elisabeth Holager Lund en collaboration avec Angela Baumgart
Création vidéo – David Lejard-Ruffet
Régie lumière et plateau – Emilie Nguyen
Régie son et vidéo Baptiste Coin