Mélanie Charvy © Romain Debouchaud et Millie Duyé @Alexandre Desmidt

Mélanie Charvy et Millie Duyé, un duo de choc dans l’arène de l’éducation nationale 

Au Train bleu à Avignon, Mélanie Charvy et Millie Duyé plongent dans le quotidien aussi âpre que poétique d’un collège en REP.

Mélanie Charvy © Romain Debouchaud et Millie Duyé @Alexandre Desmidt

Au théâtre du Train bleu à Avignon, les deux artistes à la tête de la compagnie Les Entiché.e.s invitent à plonger dans le quotidien aussi âpre que poétique d’un collège en Réseau d’éducation prioritaire (REP). Généreuses et authentiques, Mélanie Charvy et Millie Duyé nous guident au cœur de leur processus créatif. 

© Romain Debouchaud (Mélanie Charvy) @Alexandre Desmidt (Millie Duyé)

Comment l’art vivant est-il entré dans votre vie ? 

Mélanie Charvy : J’ai foulé les planches depuis toute petite. D’abord dans une école de musique, de danse et de comédie musicale. Plus tard, après une orientation en Droit social, un Master 2 en poche, m’est venue une sorte d’évidence : je n’étais pas au bon endroit, mon désir était le théâtre. J’ai intégré une école sur audition. J’ai pu alors raconter des histoires, en imaginer de nouvelles et créer une nouvelle famille avec laquelle œuvrer dans un désir commun.

Millie Duyé : J’ai fait du théâtre à partir de mes neuf ans, les mercredi après-midi, et j’adorais ça. À l’adolescence, j’étais en colère contre l’école. Adulte, j’ai refusé de grandir. J’ai choisi le théâtre, je pense, parce qu’il représente un terrain de liberté.

Comment vous êtes-vous rencontrées ? 
Qu’il fait beau cela vous suffit de Mélanie Charvy & Millie Duyé © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Mélanie Charvy et Millie Duyé : Lors de notre formation en art dramatique au studio de formation théâtrale de Vitry sur Seine où nous étions dans la même promotion.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de fonder ensemble une compagnie de théâtre ? 

Mélanie Charvy et Millie Duyé : L’amitié avant tout. 
L’engagement et une même pensée politique ensuite. Très vite, à l’école, nous avons travaillé des scènes ensemble. Puis il y avait l’envie d’écrire de Millie, le désir de jouer, mais aussi de mettre en scène, de Mélanie. Pour finalement comprendre que nous avions un désir commun : co-écrire et co-mettre en scène ensemble autour de sujets de société qui nous interpellent, nous questionnent, nous hérissent.

Le spectacle que vous présentez au Train Bleu est une plongée vertigineuse dans le monde enseignant, et tout particulièrement dans les réseaux d’éducation prioritaire. Pourquoi ce sujet ? 

Mélanie Charvy et Millie Duyé : Nous menons depuis de nombreuses années de nombreuses actions de médiation culturelle dans des établissements scolaires, en lien avec nos créations et leurs thématiques. Nous avons toujours souhaité travailler avec des élèves pour lesquels le théâtre n’était pas une évidence. Justement pour décloisonner le théâtre mais aussi les sujets que l’on traite sur scène. Pour leur dire que leur réalité peut faire théâtre, afin de sortir du microcosme, d’un entre-soi qui ne nous convient pas, d’un théâtre « bourgeois pour les bourgeois ». Très rapidement, nous avons tissé des liens avec les enseignant·e·s avec lesquel·le·s nous travaillions lors de ces périodes de médiation. Leurs confidences nous ont souvent bouleversées, ont bousculé nos certitudes ou nos ignorances de la situation actuelle du milieu éducatif. Et plus particulièrement celle des établissements scolaires où sont concentrés des élèves en difficulté financière, sociale, éducative. Les situations sociales dramatiques de certains élèves, les conditions souvent dégradées d’enseignement — classes surchargées, manque de personnel, manque de formation —, les établissements scolaires qui tombent en ruines sont autant de raisons de s’indigner et de questionner la place et la responsabilité des instances politiques. Que fait l’État pour permettre une réelle égalité des chances à l’école ? Les réseaux d’éducation prioritaire, les anciennes ZEP, font partie de cette volonté politique affichée de combattre les inégalités de naissance dans le système éducatif. Afin de permettre à tous les enfants d’accéder à une « même éducation ». Nous avons donc décidé d’enquêter en nous servant de méthodes élaborées en sociologie pour venir confronter la rhétorique politique au réel.

Votre mise en scène est particulièrement réaliste et prenante. Elle montre les dessous du système. Comment l’avez-vous travaillée et quelles sont vos sources d’inspiration ?
Qu’il fait beau cela vous suffit de Mélanie Charvy & Millie Duyé © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Mélanie Charvy et Millie Duyé : Une fois l’écriture du texte achevée, nous avons d’abord réfléchi à ce que nous souhaitions ou non symboliser sur scène. Nous partons d’une esthétique cinématographique théâtrale sans présence de la vidéo : un sujet ultra réaliste au plateau — dans le jeu comme dans le texte, en nous inspirant notamment du cinéma de Ken Loach, tout en s’autorisant tout l’onirisme et le décalage que permet le théâtre : s’écarter du réel, étirer la fiction pour raconter ce réel. Nous sommes assez influencées par l’esthétique brechtienne et nous nous attachons, tout en cultivant cette esthétique cinématographique, à rappeler le théâtre, en montrant l’ensemble des « ficelles » aux spectateurs. Il n’y a pas de coulisse, les interprètes jouent plusieurs rôles et sont aussi technicien·ne·s de plateau. Nous travaillons avec des artistes choisi·e·s sur tous les volets, son, lumière, scénographie, costumes et chorégraphie. Nous avons par exemple conçu avec notre créateur sonore Timothée Langlois une bande-son qui vient accompagner le jeu en microtant les interprètes. Nous avons longuement échangé avec notre scénographe, Irène Vignaud, avec laquelle nous avons conçu les décors qui devaient répondre à plusieurs critères : permettre de moduler différents espaces présents dans la pièce — un bureau, une salle de classe, une assemblée, une rue —, symboliser le mouvement perpétuel du mobilier et cette énergie de reconstruction incessante dans laquelle sont pris les personnels dans les établissements scolaires. Une fois le décor pensé et conçu, nous avons élaboré la mise en espace des différentes scènes en maquette pour que notre créateur lumière, Orazio Trotta, puisse avoir une base de travail. Puisque nous avions déjà travaillé ensemble, il connaissait déjà nos recherches esthétiques. Nous nous inspirons notamment du travail d’Éric Soyer, le créateur lumière de Joel Pommerat, mais aussi dans la mise en scène en ce qui concerne la symbolique des lieux. Pour la puissance lumineuse et sonore, le travail de Julien Gosselin ou de Thomas Jolly nous inspire aussi. Nous avons ensuite travaillé à chorégraphier les différents changements décors, en les concevant comme des ballets en nous inspirant d’Ariane Mnouchkine ou de Declan Donnellan. Pour les scènes de groupe, nous voulions travailler la place des corps au plateau et avons fait appel à la chorégraphe en danse-théâtre Christine Tzerkezos Guernin. Pour les costumes, Carole Nobiron partait aussi de notre envie de coller au réel et de trouver des unités par groupe de personnages, afin de fluidifier la compréhension dramaturgique par les spectateurs.

Vous évoquez aussi la déshérence politique. L’envie de faire, mais pour des raisons partisanes, de ne jamais vraiment changer les choses…
Qu’il fait beau cela vous suffit de Mélanie Charvy & Millie Duyé © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Mélanie Charvy et Millie Duyé : Le constat est fait et posé depuis de nombreuses années : le système éducatif français ne permet pas de réduire les inégalités des chances. Ces inégalités, depuis trente ans, se perpétuent et s’aggravent. Pierre Bourdieu en parlait déjà il y a cinquante ans, et malgré l’obligation scolaire dès trois ans, malgré des politiques publiques éducatives spécifiques, le constat ne bouge pas. Les élu·e·s connaissent ces constats mais sont malheureusement pour la plupart, très éloigné·e·s des classes populaires et ne mesurent pas la réalité du désarroi de l’école publique. Prenons en exemple nos derniers ministres de l’éducation nationale : combien ont fait leur parcours d’élève dans le système éducatif public ? Combien viennent des milieux populaires, des établissements REP ?  Ce réel pourtant bien concret leur échappe et malheureusement leur convient pour garder une position dominante. L’éducation n’échappe pas à cette triste reproduction sociale.

Que peut on vous souhaiter ? 

Mélanie Charvy et Millie Duyé : Un bel Avignon déjà. Et une longue tournée ensuite, nous l’espérons, avec de nombreuses représentations où nous pourrons inclure des élèves de collèges REP au plateau avec nous, comme nous l’avons déjà fait. Et puis, le temps et l’espace pour commencer à rêver à une nouvelle création.

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’amore

Qu’il fait beau cela vous suffit de Mélanie Charvy & Millie Duyé
Création l’EPCC Issoudun / Centre Culturel Albert (Issoudun)
Festival Off Avignon – Théâtre du Train Bleu
40 rue Paul Saïn 84000 Avignon.
Du 7 au 25 juillet 2023 les jours impairs à 12h40.
Durée 1h40.

Tournée
le 14 avril 2023 au Théâtre de la Nacelle (Aubergenville)
en juillet 2023 au Théâtre du Train Bleu dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 13 au 26 Novembre 2023 au Théâtre de l’Étoile du Nord (Paris) 

Écriture et Mise en scène de Mélanie Charvy & Millie Duyé 
Dramaturgie & Regards extérieurs de Romain Picquart & Charles Dunnet
Avec Aurore Bourgois Demachy, Thomas Bouyou, Émilie Crubezy, Paul Delbreil, Virginie Ruth Joseph, Clémentine Lamothe, Loris Reynaert & Etienne Toqué Création sonore – Timothée Langlois
Création lumière d’Orazio Trotta
Costumes de Carole Nobiron
Scénographie d’Irène Vignaud
Construction du décor – Pierre Heydorff / Théâtre dans les vignes
Chorégraphie de Christine Tzerkezos-Guérin 

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