Johann Le Guillerm ©Grégoire Korganow

Johann Le Guillerm, muscler l’imaginaire

Figure majeure du cirque contemporain, il le rejette pourtant en partie. Tentative de fixer le portrait d'un génie qui échappe.

Johann Le Guillerm ©Grégoire Korganow

Figure majeure du cirque contemporain, il le rejette pourtant en partie. Guère embarrassé d’influences, il a construit un monde à partir de zéro, en doutant comme Descartes. Alors qu’il poursuit ses expériences aux utoPistes à Lyon avant le festival cirq’Aarau en Suisse, tentative de fixer le portrait d’un génie qui échappe.

©Grégoire Korganow

C’est un après-midi gris à Paris. Il faut passer la porte chinoise du jardin d’agronomie tropicale, au fond du bois de Vincennes, pour arriver dans les quartiers de Cirque Ici, la compagnie fondée par Johann Le Guillerm. De cette ancienne maison à deux niveaux, le rez-de-chaussée est surchargé d’outils, d’objets récupérés, foisonnants et minutieusement classés par l’artiste dans un dédale de tiroirs et de coffres qui peuvent, pour certains, ne pas voir la lumière du jour une année durant. Voilà la « banque » du maître des lieux — son entrepôt, son atelier, son laboratoire. Tous les matins, lorsqu’il n’est pas en résidence ou en tournée, Le Guillerm y vient à vélo pour concevoir, dessiner, fabriquer et donner forme à des idées.

La recherche et le jeu
Johann Le Guillerm ©Grégoire Korganow
©Grégoire Korganow

À l’étage, l’artiste nous attend à sa table. Les bureaux sont un joyeux mélange de choses sérieuses et de choses joueuses, des papiers en vrac, des documents de recherche et des petites œuvres maison accrochées au mur, calembours visuels que l’on ne connaissait pas à l’artiste et qui rappellent ses gènes de plasticien, tel ce trou percé par balle dans un morceau de cuir tendu dans un cadre et qui ressemble ironiquement à… un trou de balle. Il nous expliquera la blague plus tard ; à notre arrivée, voyant son œil concentré, on s’inquiète surtout d’avoir dérangé l’artiste en plein milieu d’une épiphanie de travail. En l’observant un peu, on comprend cependant vite que l’esprit de cet inventeur n’arrête en fait jamais d’élaborer, en témoignent les croquis qu’il se sera soudainement mis à griffonner au milieu d’un échange pour clouer sur la page une idée saisie à la volée.

Depuis le début des années 90, Johann le Guillerm trimballe son allure élancée à travers les scènes et les festivals du monde entier pour y mener ses opérations étranges et fascinantes. Que ce soit dans des spectacles sur piste ou dans la conférence-manifeste du Pas grand chose, son travail pourrait se risquer à être décrit comme la mise en application d’un rapport ludique au monde transformé en principe d’action total. Tout objet et toute relation matérielle est susceptible de rentrer dans ce système ouvert aux quatre vents. Aujourd’hui la cinquantaine, fort d’une réputation dont peu peuvent se targuer dans l’univers du cirque, l’artiste s’ingénie à un modèle extérieur de la motte, une « planète végétale » en perpétuelle rotation sur elle-même dont il a produit quatre prototypes depuis 2001.

L’artiste est-il fou ?
Terces, Johann Le Guillerm ©Philippe Laurençon
Terces de Johann Le Guillerm ©Philippe Laurençon

Si le temps a patiné les images de génies comme Antonin Artaud, déclassant l’idée de l’artiste fou au rang de mythologie poussiéreuse, Le Guillerm fait partie des quelques personnalités assez fortes pour réactiver le pouvoir de fascination qui cultivait jadis ce mystère. Le voir apparaître sur la piste d’un spectacle comme Terces peut nous en convaincre. Grand manteau tombant en cape et pantalon remonté au nombril, costume steampunk dans un univers qui l’est presque aussi, il dégage une aura qui est déjà une signature. Ce jour-là, il nous reçoit avec une veste en polaire noire et un jean gris au délavage doré. Il est coiffé comme il semble l’avoir toujours été, les côtés du crâne rasés et une tresse coulant du sommet de la tête jusqu’aux omoplates. Sur scène comme dans la vie, il suffit de voir l’homme pour que commence déjà à s’articuler un système esthétique. Lorsqu’on l’interroge à ce sujet, sur son goût à lui, il jure pourtant que « l’esthétique n’importe pas. Il faut que l’idée primaire soit lisible avant quoi que ce soit. » Il ajoute cependant : « La silhouette n’a pas changé depuis le début, mais je laisse les costumières et costumiers faire leurs propositions avec le plus de liberté possible, même chose pour la lumière et la musique ».

La tentative de dire ce qui caractérise cet assemblage place forcément face à une difficulté. Chez les artistes de cette espèce, pas de nomenclature précédant la forme. Celle-ci survient, comme une apparition, dans le vaste champ des possibles que s’est construit l’artiste en presque trente ans au gré d’un assemblage logistique qui compte une douzaine de containers à Saint-Ouen-l’Aumône et une place de choix dans les ateliers du Channel, chez l’ami Peduzzi. Mettre un œil dans ce travail, c’est comme faire un trou dans le réel pour découvrir une autre réalité secrète, avec ses propres lois et sa cohérence interne, qui, de la procession de La Transumante à la tablée d’Encatation jusque dans tous les croquis et prototypes que l’on découvre sur son bureau, apparaissent comme les manifestations d’un monde parallèle, alternatif. D’un grand ouvrage à un minuscule pliage, on retrouve les mêmes mouvements, les mêmes qualités sensibles, la même inquiétante étrangeté, ceux-ci constituant un grand télescopage d’échelles et de régimes spectaculaires. Les pièces et performances donnent à voir des apparitions étranges et des objets chargés d’âme, quelques moments où le corps est mis en jeu comme dans la tradition circassienne et beaucoup de visions qui ne ressemblent à rien d’existant.

Roulottes à cheval
Le Pas Grand Chose, Johann le Guillerm ©Elizabeth Carecchio
Le Pas Grand Chose de Johann Le Guillerm ©Elizabeth Carecchio

Forcément, on veut gratter dans la matière, aller chercher la première démangeaison, celle qui a dégénéré en ce travail protéiforme et total. On trouve un père sculpteur et une mère céramiste, donc un atelier « toujours ouvert », mais pas l’ombre d’un cours donné par papa et maman. Dans l’enfance, c’est plutôt au milieu du chaos d’un dépotoir que Le Guillerm, avec ses amis, s’amuse à bidouiller ses premières inventions, celles qui deviendront plus tard les grands ouvrages. « Tout est tellement désorganisé : des matières à côté d’autres matières qui ne s’étaient jamais rencontrées, des assemblages poétiques, des objets inconnus dont on doit imaginer ce qu’ils vont devenir et ce qu’ils ont été, se rappelle-t-il. Sur ce terrain vague vivaient des gitans avec leurs roulottes à cheval. Les voir m’a appris que ce mode de vie était possible. Je fais ensuite le lien avec le cirque. »

L’école, le jeune Johann la rate régulièrement pour tendre le chapeau avec des musiciens de rue dans sa Sarthe natale. Il en est « libéré », en troisième, quelques mois avant ses seize ans. Pas assez attentif, trop souvent dans la lune. « J’avais développé le pouvoir de rêver les yeux ouverts. Cette capacité de générer des images et de les modeler dans ma tête a musclé mon imaginaire ». Exit l’école. Le rêveur confirme sa tendance autodidacte. « À l’époque, je m’imaginais plutôt faire un métier comme troubadour, promenant mon savoir-faire avec une poule sur mon vélo pour me pondre un œuf chaque matin », se souvient-il comme si c’était hier. Plus tard viendront quelques cours de théâtre, puis le CNAC, qu’il étrenne l’année de sa création. Le jeune diplômé tourne à travers le monde pendant quelques années avec d’autres compagnies. Cirque Ici naît en 1994, dans un chapiteau vert acheté à bas prix à une compagnie de théâtre qui avait fait faillite en tentant Avignon.

Le cirque, pratique minoritaire
Terces, Johann Le Guillerm ©Philippe Laurençon
Terces de Johann Le Guillerm ©Philippe Laurençon

Quelques jours après notre rencontre, on reçoit un message de l’artiste. Il lui reste quelque chose à dire. On s’appelle. Il nous raconte son voyage autour du monde — du Mozambique au Pérou, de la Mongolie à l’Australie — au tournant du XXIe siècle, pour confronter des populations « minoritaires », des aborigènes, des personnes en situation de handicap ou marquées par des violences, à la pratique circassienne. C’est un moment charnière dans la constitution d’une philosophie empirique qui lui est propre (il affirme « lire très peu »). À son retour en France, il entame le travail sur son « observatoire du minimal ». « J’ai d’abord voulu faire un inventaire du monde. Puis je me suis rendu compte que ça allait prendre beaucoup trop de temps, résume-t-il avec un accent d’humour anglais. J’ai donc décidé d’observer un point. La construction de vision avec laquelle évolue l’homme ne voit que la moitié du monde. En essayant d’examiner un point entièrement, j’ai dû adapter mes modes de perception. D’abord en confrontant mon point de vue avec le point de vue opposé, puis en tournant autour des choses et en tournant la chose elle-même, enfin en m’introduisant à l’intérieur d’elle avec le regard explosif du ressenti. »

C’est peut-être dans cette pensée spatialisée que Johann Le Guillerm est le plus passionnant. Parce qu’elle s’ancre dans la concrétude circulaire de la piste, l’artiste décriant que le transfert de cet art de nomades sur les scènes de théâtre l’ait vidé de sa substance. Parce qu’elle s’associe à une définition radicale du cirque en tant que « pratique minoritaire dans l’espace des points de vue », comme le geste qui crée l’événement et fait que les foules se pressent tout autour, ne tolérant aucun angle mort. Et s’il l’affirme avec autant de conviction, dans un discours dont on sent bien que de longues années de réflexion l’ont mûri, c’est parce qu’il y a derrière un sujet politique au sens noble, au-delà des appartenances dont il affirme d’ailleurs « pouvoir toutes les comprendre ».  La pratique circassienne est minoritaire parce que ce sont « les choses qui “ne se font pas” qui peuvent créer de l’attroupement ». Mettre la marginalité au milieu, ne serait-ce que le temps d’une représentation, afin de rêver à un autre monde, les yeux ouverts.

Samuel Gleyze-Esteban

Terces de Johann Le Guillerm
Festival utoPistes
Chapiteau – Parc de Parilly
Boulevard Émile Bollaert, 69500 Bron

Du 30 mai au 4 juin 2023
Durée 1h30

Conception, mise en piste, interprétation Johann Le Guillerm
Création et interprétation musicale Alexandre Piques
Création lumière Hervé Gary
Régie lumière Lucien Yakoubsohn
Régie piste Anaëlle Husein Sharif Khalil, Julie Lesas, Franck Bonnot en alternance avec Paul-Emile Perreau
Régie générale Alexandre Laffitte
Costume Paul Andriamanana Rasoamiaramanana assisté de Mathilde Giraudeau
Constructeurs Silvain Ohl, Jean-Marc Bernard
Assistante construction Pauline Lamache

En tournée

Attraction (La Transumante, Terces, Encatation, La Calasoif)
Du 10 au 21 juin 2023 au Festival für aktuelle Zirkuskunst cirqu’Aarau – Suisse

Terces
Du 1 au 6 juillet 2023 au Festival au Village – Brioux-Sur-Boutonne
Du 17 au 26 août au Nooderzon, Festival of performing arts & society – Groningue, Pays-Bas
Du 10 au 22 octobre au Domaine d’O – Montpellier

La Transumante
Le 10 août au Festival Castrum – Yverdon, Suisse

Le Pas Grand Chose
Le 12 décembre à MA scène nationale – Montbéliard

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