Marion Siéfert © Renaud Monfourny
© Renaud Monfourny

Marion Siéfert dans les temps

Alors que Le Grand sommeil est à l'affiche des Bouffes du Nord et que «Daddy» s'apprête à investir l'Odéon, la désormais inévitable Marion Siéfert revient sur quelques-unes des obsessions qui jalonnent son œuvre.

Cette saison n’aura pas été des moindres pour Marion Siéfert. Trois de ses pièces ont foulé les planches depuis l’automne : Güven, œuvre collective dont elle a mis en scène un des segments, _jeanne_dark_, Le Grand Sommeil, actuellement à l’affiche des Bouffes du Nord, et Daddy, une nouvelle création qui arrivera en mai à l’Odéon. Sans conteste, ce qui nous est ainsi donné à voir de la trentenaire laisse une marque singulière. Celle d’un théâtre joueur et iconoclaste, où la présence du comédien a quelque chose de direct, saillant, une qualité performative que les influences revendiquées par cette metteuse en scène née hors des clous ne démentent pas. Un théâtre aux prises avec le temps, aussi : la langue, les pratiques et la culture contemporaines comme les mouvements éphémères de l’enfance et l’adolescence. Entre deux répétitions, avec un sérieux qui manque souvent aux discours sur la culture pop et teenage, l’autrice et metteuse en scène remonte le fil de son œuvre. Et se livre au passage.

Quel parcours a précédé votre première création ?
Daddy, Marion Siéfert ©Matthieu Bareyre
Daddy ©Matthieu Bareyre

Marion Siéfert : Enfant, je n’allais pas au théâtre. J’ai grandi dans un petit village, loin de cette sphère-là. Mais j’aimais inventer des histoires et les raconter, faire des spectacles ou réaliser des petits films avec le caméscope à cassette de mon père. J’avais aussi participé à une comédie musicale avec le monsieur qui s’occupait de la cantine de l’école. En seconde, j’ai suivi mon premier cours de théâtre. Plus tard, j’ai tenté d’intégrer le conservatoire d’Orléans, sans succès, le refus a été dur. Je n’ai jamais été prise, par la suite, dans une formation type conservatoire. Mais j’ai toujours essayé, d’une manière ou d’une autre, de continuer à créer. Finalement, des études de littérature allemande m’ont amenée à Berlin, où j’ai vu des spectacles qui m’ont redonné du courage — ceux de She She PopForced EntertainmentRené Pollesch ou du Gob Squad… Des artistes dont on voyait qu’ils n’avaient pas de formation académique, qui faisaient leur spectacle eux-mêmes, qui s’autorisaient à écrire leurs propres textes, à improviser, à user d’un langage très quotidien. Ça m’a donné du courage pour commencer mes performances. À Paris, j’ai participé aux soirées 7×7, des soirées de performance ouvertes à qui voulait en proposer. C’était un super cadre, et c’est là que j’ai créé la première version de ma première pièce, Deux ou trois choses que je sais de vous.

Comme _jeanne_dark_Daddy, est centré sur l’adolescence et ses pratiques sur la scène parallèle des réseaux en ligne. Pourquoi ces sujets vous sont-ils proches ?

Marion Siéfert : Pour moi, ce ne sont pas des sujets. À Berlin, j’ai été marquée par des pièces et des performances qui saisissaient le problème du rapport au public à bras le corps, en trouvant des manières inventives de parler à un spectateur contemporain habitué à des formes de spectacle qui ne sont pas exclusivement théâtrales. Il y a plein de rituels théâtraux dans la vie quotidienne, ma pensée vient de là. Forcément, on peut voir les réseaux sociaux comme une scène contemporaine où les gens jouent, se mettent en lumière, où des histoires s’écrivent et se racontent. Mais ce qui m’intéresse, c’est le miroir que ça tend au théâtre, la manière dont ça le fait travailler. Si je ne faisais pas ce métier, ces choses-là ne m’intéresseraient pas. Du reste, je ne crois pas que l’adolescence soit réellement un sujet dans mes œuvres. Mais il est vrai qu’en étant artiste associée à Aubervilliers, dans le département le plus jeune de France, j’ai eu envie de m’adresser à ces générations. Pour moi, le théâtre n’est pas une pratique de conservatoire, c’est un endroit d’invention : je cherche donc à le relier à la jeunesse d’aujourd’hui, et à m’adresser à elle avec sérieux, en essayant de comprendre ce qui l’agite.

Pour cette nouvelle création, vous travaillez à nouveau sur le médium numérique, tout en faisant, à la scène, l’économie des écrans…
_jeanne_dark_, Marion Siéfert © Matthieu Bareyre
_jeanne_dark_ ©Matthieu Bareyre

Marion Siéfert : Daddy se déroule dans l’univers des gamers, des jeux vidéos, du role play. Ça parle des histoires qu’on se raconte quand on est ado et qu’on ne peut pas vivre grand chose, mais aussi de ce moment de construction, où l’on cherche le regard d’adultes autres que ses parents, et où l’on découvre son pouvoir de séduction, a fortiori dans une société où le corps adolescent est entièrement vampirisé par le capitalisme. Le jeu de role play renvoie en quelque sorte à de grandes improvisations théâtrales, avec des avatars à la place des marionnettes. Dans Daddy, les acteurs incarnent ces avatars, et la scène est le jeu. Ces aventures sont représentées de manière théâtrale, sans écrans. Ça permet d’aller plus loin dans l’incarnation et de développer une histoire en travaillant le virtuel par les corps.

Vous creusez une question formelle centrale pour le présent, celle de l’inscription des écrans et du virtuel dans des médiums hétérogènes. Il semble que vous défendiez l’idée d’une théâtralité inhérente à la mise en scène de soi sur le net. Cela pose une question : y aurait-il de la place pour un théâtre virtuel, qui existerait à côté du théâtre de salles ? Comment imaginez-vous l’articulation entre les deux ?

Marion Siéfert : Rien ne remplacera l’expérience de la scène et le rapport entre les spectateurs et le corps de l’interprète. _jeanne_dark_ n’est pas qu’un live Instagram, c’est avant tout une pièce de théâtre. On a besoin d’avoir des gens dans la salle. Bien sûr, il y a de la théâtralité, de la mise en scène dans le live, mais ce n’est pas du théâtre. Ce n’est pas du tout le même espace de liberté et de création. Dans _jeanne_dark_, avec la censure dont on a été victime à de nombreuses reprises, j’en ai très bien pris conscience. On pense qu’il faut se dénuder pour être censuré, mais c’est faux. Dès que l’on s’écarte de la logique du message et de la vente dans laquelle les spectateurs sont en réalité des cibles, on subit des interdictions. Il est important pour moi de regarder ces plateformes, mais ce n’est pas du théâtre où les corps sont ensemble, ce n’est pas du tout le même rapport. J’en suis convaincue.

Au moment où vous avez eu des problèmes avec Instagram durant les représentations de _jeanne_dark_, avez-vous pu entrer en contact direct avec leurs équipes ?

Marion Siéfert : Quand on a joué à New York, une employée de Meta est venue voir la pièce et l’a adorée. Quand on lui a dit qu’on avait été censurés, elle nous a fait comprendre qu’elle pouvait se renseigner pour nous mettre sur une whitelist afin qu’on soit plus embêtées. Ce sont donc des logiques de liste, tout cela me rappelle le maccarthysme. Les règles qui régissent cet espace ne sont pas élaborées démocratiquement, alors que le théâtre, à l’inverse, est un espace de création reconnu comme tel, avec un cadre juridique exceptionnel pour le garantir.

Travailler à la scène sur les nouveaux médias, c’est aussi composer avec un décalage, un asynchronisme entre le rythme des réseaux sociaux et celui du spectacle vivant : on peut vite se retrouver à parler de choses qui ne sont plus d’actualité, ou à employer un langage suranné. Comment vous en accommodez-vous ?

Marion Siéfert : Ma première pièce reposait sur Facebook et j’ai fini par arrêter de la jouer quand j’ai vu que la plateforme n’était plus utilisée de la même manière qu’au moment de la création. Mais j’ai quand même pu la jouer cinq ans, ce qui n’est pas mal pour un spectacle… De toute façon, nous faisons un art vivant, donc à un moment, ça doit s’arrêter. Je ne suis pas très sensible aux pièces de répertoire : chaque fois que j’en vois, je trouve que ça sent le réchauffé, à de rares exceptions près. Il n’y a plus la même flamme qu’à l’époque.

Quelles inspirations vous animent, de manière générale ? On s’imagine que votre travail vous amène vers des influences pluridisciplinaires… Puisez-vous dans l’art contemporain, la musique ?
Le Grand Sommeil, Marion Siéfert ©Janina Arendt
Le Grand Sommeil ©Janina Arendt

Marion Siéfert : Beaucoup d’artistes me nourrissent. Pas mal dans la musique, dans le rap : ce sont des gens qui écrivent, qui performent. Le dernier concert de Kendrick Lamar, c’était vraiment de la mise en scène. Dans ses textes, il y a quelque chose de théâtral, il fait dialoguer des voix… Mais ce n’est même pas pour cela que ça m’intéresse. Ce sont davantage les démarches artistiques, des manières de se poser en tant qu’artiste, qui m’inspirent. Après, il y a des personnes que j’adore… Louise Bourgeois est quelqu’un de très important pour moi. Quand je vois ses œuvres, que ce soit ses dessins ou ses pièces les plus monumentales, j’y vois un vrai travail effectué à partir d’une matière personnelle. Récemment, j’ai vu une exposition à Berlin centrée sur les vingt dernières années de sa vie. C’est beaucoup de tissu, du tricot, de la broderie. Elle est à un endroit où elle veut réparer, elle cherche à retisser du sens. Elle parle à partir de là où elle est, de ce qu’elle a vécu, y compris les choses les plus dures, les plus humiliantes. Ça me touche énormément de voir quelqu’un créer à partir de de la destruction.

Dans _jeanne_dark_, vous mettez en scène une jeunesse dans une famille catholique, semblable à la vôtre. Quel est votre rapport à la religion aujourd’hui ?

Marion Siéfert : Je sais qu’il y a des artistes pour qui le théâtre, c’est vraiment l’endroit du sacré. Il y a cela chez des gens que j’admire parfois beaucoup, comme Angelica Liddell. Mais pour moi, la scène, à l’inverse, est l’endroit de la désacralisation. Je pense que j’ai un rapport beaucoup plus iconoclaste à tout ça. Je suis trop allée à la messe pour avoir envie de reproduire ce rapport-là [rires]. Ou pour me mettre en scène comme une grande prêtresse… J’ai un rapport trop compliqué à l’autorité : je m’en suis toujours méfiée, j’ai toujours créé contre ça, en essayant de construire des cadres dénués de ce rapport qui tue la création. Par contre, j’aime que ce soit intense, mais ça n’a pas de rapport à la religion. Pour moi, la scène est justement un endroit où on peut dire des choses qu’on peut pas dire ailleurs, parce qu’on est protégés par la forme, le cadre et l’écoute. C’est cela que je protège. La religion n’est pas un endroit où l’on peut dire, mais un endroit où l’on se soumet à un rituel plus grand que nous. J’ai trop subi ça, pendant trop longtemps.

C’est la première fois que vous travaillez avec une distribution de cette taille-là. Comment dirigez-vous vos comédiens ?

Marion Siéfert : J’ai travaillé toujours avec des gens qui avaient des parcours très différents. Il y a Güven Tugla, un jeune homme d’Aubervilliers, cameraman de profession, et que Marie-José Malis a amené au théâtre ; Helena de Laurens, danseuse et comédienne pour qui Le grand sommeil était la première pièce de théâtre ; Laetitia Kerfa, qui n’avait jamais joué de sa vie quand je l’ai rencontrée ; Janice Bieleu, une très jeune danseuse de popping qui avait dix-huit ans quand on a créé DU SALE ! et qui n’avait jamais dansé sur scène… Je m’adapte toujours aux gens : je sais où je veux les emmener, mais il faut comprendre la personne, d’où elle vient. Dans Daddy, les acteurs et actrices ont des parcours tout aussi différents : l’un [Louis Peres] vient plus de la série et du cinéma mais connaît peu le théâtre, Lila Houel, elle, a quinze ans, aucune expérience de théâtre mais un instinct de la scène très fort… Ils amènent chacun des choses, des couleurs différentes, et moi je m’adapte à eux. On sent que certains ont besoin de beaucoup travailler, qu’on leur précise tout. Avec d’autres, il faut travailler à d’autres endroits et venir les déstabiliser. J’ai un rapport très précis au texte : au début, je le découvre avec les acteurs, puis j’arrive progressivement à le modeler par rapport à eux. Simultanément, je sais de plus en plus précisément ce que j’ai envie de voir. Ça passe par plein de couches différentes, avec du temps entre, c’est très important.

Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban

Le Grand Sommeil de Marion Siéfert
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis bd de La Chapelle, 75010 Paris

Du 12 au 21 avril 2023
Durée 1h

Conception et mise en scène Marion Siéfert
Chorégraphie Helena de Laurens et Marion Siéfert
Scénographie & assistanat à la mise en scène Marine Brosse
Lumière Marie-Sol Kim, Juliette Romens
Création sonore Johannes Van Bebber
Costumes Valentine Solé
Collaboration artistique et interprétation Helena de Laurens

Daddy de Marion Siéfert
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon, 75006 Paris

Du 9 au 26 mai 2023
Durée 3h30 avec entracte

Conception scénographie Nadia Lauro
Lumières Manon Lauriol
Création sonore Jules Wysocki
Maquillages Dyna Dagger
Vidéo Antoine Briot
Costumes Valentine Solé, Romain Brau pour les robes de Lila Houel et le vol de Jennifer gold
Régie générale Chloé Bouju
Régie plateau Marine Brosse
Régie son Mateo Provost
Assistanat à la mise en scène Mathilde Chadeau
Collaboration aux chorégraphies comédie musicale Patric Kuo
Chorégraphie de combat Sifu Didier Beddar

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