Familie, Milo Rau © Michiel Devijver

Familie macabre

À la Colline, Milo Rau présente les deux premiers volets de sa trilogie "vie privée", qui s'ouvre sur une Familie entre néant et vacuité.

Familie, Milo Rau © Michiel Devijver

À la Colline, avec Familie, créé en 2020, Milo Rau raconte la dernière soirée d’une famille qui a décidé de mettre fin à ses jours. Chronique cruelle d’une bourgeoisie égarée, la pièce est aussi acerbe qu’apathique.

© Michel Devijver

Premier volet de la Trilogie de la vie privée, Familie est présenté à la Colline aux côtés de son successeur Grief and beauty, en attendant qu’une nouvelle création, en 2024, vienne clore cette plongée tripartite dans l’intime. « Vie privée », ou le non-événement domestique à l’intérieur duquel Rau scrute l’irruption du drame, de l’inexplicable ou de l’indicible. Dos à dos, les deux pièces mettent en scène la fin de vie en puisant, comme de coutume chez leur auteur, dans un matériau documentaire.

Commençant avec l’énumération, par les quatre membres d’une même famille, des petites choses du quotidien qui leur donnent du plaisir, Familie s’achève sur leur mort par pendaison, face public. Après avoir consacré, en 2017, Five easy pieces à l’affaire Dutroux, Milo Rau brode désormais un embryon de récit autour de l’histoire vraie des Demeester, famille de la banlieue calaisienne retrouvée la corde au cou par leurs voisins un matin de septembre, il y a quinze ans. Un père, une mère, un fils et une fille suicidés sans traces de violence, sans autre explication qu’une note laissée sous leurs pieds ballants et sur laquelle les pompiers, le jour de la découverte, ont pu lire : « On a trop déconné ».

Enquête

Au plateau, une autre vraie famille, les Peeters-Miller, couple d’acteurs belges néerlandophones et leurs deux filles, Leonce et Louisa. Comme souvent chez Milo Rau, les comédiens regardent leurs personnages, aidés des possibles ouverts par la retransmission vidéo. Louisa, l’aînée, à l’avant-scène, confesse qu’elle-même a été obsédée par des pensées suicidaires, et raconte comment ce trouble intime a nourri l’enquête sur les Demeester à partir de laquelle s’est construite la pièce. Le théâtre fait naître un mélange impur d’entre les deux familles : la famille de comédiens, dans leurs propres rôles, rejouent le destin tragique des ces anonymes du calaisis.

Le décor naturaliste d’une jolie maison de banlieue, avec ses grandes baies vitrées qui laissent lorgner la vie privée, accueille une dramaturgie bourgeoise du presque rien : préparer un repas en temps réel, dîner ensemble, s’allonger devant la télé en regardant des vidéos d’enfance. Pas de bouquet final avant l’inouï combo suicidaire, juste sortir les poubelles. Dans une certaine mesure, comme un test de Rorschach, cette soirée cruellement anodine laisse chacun d’entre nous supputer les raisons de l’acte au prisme de ce que l’on projette sur une chose qui, en elle-même, semble ne rien dire.

Sans désir

Les frustrations, les non-dits et, surtout, l’ennui distillé au long de la pièce laissent néanmoins gronder une terreur souterraine dont la mort n’est que le révélateur. Ce portrait cruel et froid renvoie évidemment à Haneke, dont Le Septième Continent partage les grandes lignes. Brillants dans la langueur catatonique avec laquelle ils campent ces coquilles vides d’humains, les quatre comédiens se mettent entièrement au service d’un programme destructeur, suicidant par là même l’image sociale d’une petite élite culturelle supposée respectable.

La pièce acquiert une qualité onirique au gré de l’étrangeté qu’elle laisse couver sur scène, à travers les jeux de dévoilement offerts par la caméra (un tableau étrange, révélé à deux reprises sur un mur à l’arrière du décor, suggère presque un glissement fantastique) et des jeux de lumière suggestifs. C’est in fine tout ce qui reste d’une pièce qui, par mégarde ou par excès de réductionnisme, oblitère toute possibilité de voir dans ses personnages autre chose que des monstres sans désir. La pièce se clôt ainsi sur une tautologie, puisque ses personnages n’auront jamais donné à croire que subsistent en eux quelconque autre pulsion que celle, catastrophique, de se laisser aller froidement à la mort. Familie peut donc servir d’avertissement misanthrope, mais fulgurant, contre une certaine mollesse bourgeoise. Elle fonctionnera alors comme un manifeste anar, mais en négatif, sous la forme d’une épreuve lymphatique dont les quelques coups mollement échangés par la mère et ses filles en guise d’adieux auront formé l’apex.

Samuel Gleyze-Esteban

Familie de Milo Rau
Théâtre de la Colline
15 Rue Malte-Brun
75020 Paris

Les 28 et 29 janvier, du 10 au 12 et du 17 au 19 février 2023 au Grand Théâtre
Durée 1h30

Conception et mise en scène de Milo Rau
Avec An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters 
Dramaturgie de Carmen Hornbostel 
Décors Anton Lukas 
Costumes d’Anton Lukas, Louisa Peeters 
Vidéo deMoritz von Dungern 
Arrangements musicaux de Saskia Venegas Aernouts
Lumières de Dennis Diels

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