Noé Soulier © Wilfried Thiery CNDC Angers

Noé Soulier, le discours et la méthode

Avec sept de ses pièces et films présentés au Festival d’Automne de Paris, édition 2022, Noé Soulier est incontestablement le chorégraphe à suivre de cette rentrée théâtrale.

Noé Soulier © Wilfried Thiery CNDC Angers

Sept de ses pièces et films sont présentés au Festival d’Automne jusqu’en janvier. C’est dire son importance dans le paysage de la danse et de la création contemporaine. Noé Soulier a ouvert son bal avec Mouvement sur Mouvement un étrange dialogue entre le corps et la parole jeté dans l’espace blanc de Lafayette Anticipations. Ce subtil solo illustre  à merveille le programme à venir et la philosophie de Noé Soulier, danseur, chorégraphe, directeur du CNDC d’Angers. 

Sourire léger, regard profond. Danse puissante. Voyez comme il danse et le monde tourne soudain selon son horloge. Écoutez ce qu’il dit et le monde s’ouvre au faste foisonnant de son langage et de sa recherche. Dans Mouvement sur Mouvement, la pièce idéale pour introduire le public à son univers qui sera décliné tout au long du Festival d’Automne, Noé parle les gestes, Soulier danse les mots…Il s’appuie ici sur les Improvisations technologiques, de William Forsythe. Le chorégraphe américain, le dernier à avoir (dé)construit le langage de la danse, en changeant le rapport à la représentation et au corps, il a conçu des modules vidéo qui exposent sa méthode d’analyse et d’approche du mouvement. Une méthode adorée des rappeurs et de bien des danseurs. 

Forsythe comme inspiration
Mouvement sur mouvement de Noé Soulier © Marc Domage - La Fayette Anticipations

Noé Soulier s’inspire du texte de Forsythe, et en développe en français son propre language, (avec l’accord du chorégraphe qui apprécie beaucoup son travail) et le « déplie » en parallèle des mouvements de son corps. Mais ce qu’il dit ne correspond pas à ce qu’il fait. Il parle du genou et nous montre son coude, il esquisse une ligne droite et il aborde le cercle, il explique l’arabesque et se retrouve à terre. Il y a d’abord pour le spectateur, le plaisir d’être dévié du chemin, et vite, celui d’accepter de lâcher la prise de tête, hors de tout contrôle. Que voit-on ? Que comprend-on ? Que tout foisonne. Le vertige entraîne, la puissance de la danse affolante de précision et d’élan ravit nos sens, brouille les repères, dévore l’attention… et joue de notre volonté de tout assimiler, de tout suivre. Si on ne comprend pas tout -heureusement- on n’entend pas rien bien non plus. Et dans cet espace entre tout et rien, se niche, quelque chose qui fait sens, qui donne à voir, à entendre au-delà de la logique habituelle. Et c’est ce que Noé Soulier révèle. 

Essence de chorégraphe

Ce danseur n’est pas devenu chorégraphe, il l’était déjà, certainement même avant d’avoir commencé sa formation classique au conservatoire supérieur de Paris. Excellent musicien, il a gardé de l’univers de la musique le don d’analyse et de l’écoute. La différence entre deux quarts de tons n’a pas de secret pour lui et il le démontre en l’appliquant au langage, au souffle. Après le conservatoire il part se perfectionner au ballet du Canada à Toronto puis s’engage durant quatre ans dans une riche exploration des pluriels de danse qu’offrait P.A.R.T.S (Performing Arts Research and Training Studios) d’Anne Teresa de Keersemaeker à Bruxelles. Car là, Noé Soulier doit voir et se voir autrement, laissant la vision de « la danse classique, académique », qui repose sur la géométrie pour aborder d’autres techniques que « cette langue maternelle ». Il accepte d’être dérouté par les compositions de Trisha Brown, il accepte de penser « autrement » l’usage de l’inertie et de la gravité. Chez Cunningham, il retrouve la première impression qu’il avait eue enfant en découvrant une pièce du maître américain : « de nouveaux corps, de nouveaux humains. » Au sortir de P.A.R.T.S, Noé Soulier ne souhaite pas entrer dans une compagnie. Il file droit vers ce qu’il veut : danser et créer pour lui et d’autres. « J’imagine mentalement les mouvements et je les donne aux danseurs, je les danse aussi, je danse tout que je sois présent ou non sur scène. Ce n’est pas tant les mouvements qu’on invente mais notre cadre de perception qui compte. »

Danse et réflexions
First Memory de Noé Soulier - Montpellier Danse © Anna van Waeg - CNDC d'Angers

Perception, maître mot. Et analyse. Car ce jeune homme de 35 ans aujourd’hui s’est formé aussi à la philosophie et a présenté à la Sorbonne un master sur le mouvement. Rien que cela. Un grand nombre de ses réflexions empruntées à son mémoire nourrissent ses pièces de danse et le livre « Actions, mouvements et gestes » publié par les éditions du CND. « J’avais déjà beaucoup travaillé sur le vocabulaire de la pantomime où les gestes ont une signification très précise. Derrière tout cela, il y avait une interrogation en philosophie sur l’intentionnalité, non pas avoir l’intention de faire ceci ou cela, mais au sens plus technique donné à la fin du 19ème siècle par Brentano et qui reprend le concept médiéval intentio : tendre vers, d’aller vers. Est-ce que la marque du mental, de l’esprit ne serait pas cette « directionnalité » des états de pensée ? Si on a un désir, c’est un désir de quelque chose, mais on peut se demander s’il existe des états mentaux qui ne sont pas intentionnels, comme celui de la jouissance, de l’orgasme. Dans les gestes, il y a aussi cette intentionnalité : ils ont un rapport au sens qui est différent de celui de la parole. »

Une langue avant tout 
Clocks & Clouds de Noé Soulier © Victoria Tanto -Cndc-Angers

D’où cette obsession d’interroger le langage, qu’il appartienne au domaine de la parole ou du geste. « Dans mes pièces, il est question de propositions d’analyse qui visent à enrichir la manière d’éprouver le mouvement soit en le faisant, soit en le regardant. Souvent on part de l’expérience pour analyser mais il y a aussi l’inverse : analyser génère d’autres expériences. Rien n’est absolument incorporel, même la pensée la plus analytique, la plus abstraite a une dimension physique, esthétique. Et de l’autre côté, même l’expérience d’emprise du corps, de la transe n’est pas totalement non spirituelle, détachée. L’intensité de la jubilation n’est pas toujours où on l’attend. La conceptualisation a des effets sur l’expérience et en retour faire l’épreuve de nos modes de pensée nous oblige à décaler les cadres habituels, à nous en inventer d’autres. C’est au cœur de ce que j’essaie de faire : pas de hiérarchisation entre l’analyse et l’expérience, les deux sont mutuellement dépendants. » 

Une expérience sensorielle

Ainsi chaque spectacle est une expérience, un aller/retour entre la danse et le spectateur. Mais au fait, le spectateur n’est-il pas perdu dans ce flot visuel et sensitif ? N’a-t-il pas parfois l’impression de ne pas avoir les clefs pour comprendre ? La réponse fuse : « mais nous avons tous une expertise du mouvement, une virtuosité motrice, qui nous ont demandé beaucoup d’efforts depuis l’enfance. De même nous possédons une expertise du regard : notre base à tous est énorme. Certains spectateurs ignorent parfois qu’ils possèdent cette sensibilité quand ils la découvrent. La jouissance c’est d’aller plus loin. Il n’y a que les produits standardisés qui limitent. »

La danse, un sujet à part entière 

Autant ces moyens d’analyse sont nombreux dans les autres arts, en peinture, littérature, musique, autant la danse s’en trouve démunie. Et depuis longtemps. « Au 19ème siècle, époque où ont été mises en place l’histoire de l’art, la critique d’art, la danse a été marginalisée. Elle n’a jamais eu le même statut que les autres arts. » Noé Soulier va plus loin encore : « alors que la danse était une affaire majoritairement masculine jusqu’au 19ème siècle, aujourd’hui les hommes ont souvent plus de mal face à un spectacle de danse, ou même à danser heureusement il y a de nombreuses exceptions. » 

À la tête du CNCD d’Angers
First Memory de Noé Soulier - Montpellier Danse © Anna van Waeg - CNDC d'Angers

Toutes ces expériences et réflexions se retrouvent au cœur de sa direction depuis 2020 du Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, « un lieu unique qui regroupe un centre de création, une programmation danse avec son festival et bien sûr l’école. » Un croisement de pratiques et de pensées. Ou plutôt un feu d’artifices. Beaucoup de cours techniques sont donnés mais sans dogmatisme, aucune méthode n’est privilégiée. Des artistes sont invités à créer et à enseigner. Des ateliers sont consacrés aux principes de composition des chorégraphes, musiciens. « Nous avons aussi créé, avec la philosophe Anna Pakes, un atelier consacré aux nombreuses définitions de l’art d’Aristote à Kant, en passant par Robert Fry et Levinson pour ne citer qu’eux. Notre idée est de faire comprendre ce que sont une définition, des axiomes, des prémisses… de donner un « appareillage » car nos étudiants seront confrontés à une multiplicité de discours scientifiques, militants, témoignages, notre époque étant celle de l’explosion de l’information. Ce sont des cadres méthodologiques et épistémologiques pour savoir s’orienter. » Dans l’espace comme dans les mots. 

Portraitisé par le FAP 

Souvent invité au Festival d’Automne depuis 2013, Noé Soulier présentera cette année plusieurs pièces jusqu’au mois de janvier. Prochain rendez-vous à la Bourse du Commerce-Pinault collection où sera projeté Fragments, un film du chorégraphe, de 11h à 19h ou 21h du 30 septembre au 2 Octobre 2022. Le 29 septembre 2022 à 20h, le film sera suivi d’une rencontre entre Noé Soulier et Chris Dercon, directeur de la RMN-Grand Palais, grand spécialiste de l’art ancien et contemporain. Les 12 et 13 octobre à la Briqueterie de Vitry-sur-Seine : Le Royaume des ombres, Signe blanc, Portrait de Frédéric Tavernini.

Brigitte Hernandez 

Festival d’Automne à Paris

Crédit portrait © Wilfried Thiery – CNDC-Angers
Crédit photos © Mac Domage – La Fayette Anticipations, © Anna van Waeg – CNDC d’Angers, © Victoria Tanto -Cndc-Angers

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