Mathieu Bauer © Jean-Louis Fernandez

Mathieu Bauer, chef d’orchestre des élèves du TNS : « Il faut faire ses gammes »

Metteur en scène et musicien, Mathieu Bauer, épaulé par son collaborateur fidèle Sylvain Cartigny, met en scène le Groupe 46 du TNS dans Donnez-moi une raison de vous croire.

Mathieu Bauer © Jean-Louis Fernandez

Metteur en scène et musicien, Mathieu Bauer, épaulé par son fidèle collaborateur Sylvain Cartigny, met en scène le Groupe 46 du TNS dans Donnez-moi une raison de vous croire. Il raconte cette deuxième collaboration avec l’école strasbourgoise après Shock Corridor, en 2016.

Au TNS, le spectacle de sortie d’école du groupe 46 a des airs de fête. Imaginée autour du grand théâtre d’Oklahoma dans lequel se clôt L’Amérique de Kafka, la pièce met au plateau les onze comédiens de cette promo fraîchement diplômée, accompagnés par un orchestre de huit instruments. Pour l’écrire, Mathieu Bauer, metteur en scène multitâches, a sollicité Marion Stenton, jeune dramaturge du même groupe, afin d’imaginer une partition à la mesure de la troupe. Le résultat est un patchwork d’influences postmoderne et foisonnant dans lequel chaque personnage, tour à tour, tente de trouver sa place dans cette grande entreprise pleine de promesses. Sur la terrasse du TNS, à l’issue de la première, Mathieu Bauer évoque avec enthousiasme la collaboration avec ces jeunes artistes, l’avenir post-école et son prochain spectacle, Paléolithique story.

Donnez-moi une raison de vous croire, Mathieu Bauer © Jean-Louis Fernandez
Pouvez-vous nous raconter la genèse du spectacle ?

Mathieu Bauer : Le TNS m’a invité pour mettre en scène cette jolie promotion. Au début, j’étais parti sur l’idée de faire une adaptation de Welfare de Frederick Wiseman, sur les services sociaux dans le downtown Manhattan des années 1975. En cours de route, patatras : j’ai appris que je n’avais pas les droits alors que j’avais travaillé avec eux pendant quinze jours. Alors j’ai changé mon fusil d’épaule et j’ai commencé à imaginer un montage de textes à partir de Kafka, Brecht, Elias Canetti et Perec, tous les auteurs que j’aime bien, sur la bureaucratie, sur l’administration, sur ces machines à broyer qui nous déshumanisent de plus en plus. Et le dernier chapitre de L’Amérique de Kafka s’est imposé. Le grand théâtre d’Oklahoma, je trouvais ça assez beau comme entrée en matière pour des jeunes comédiens. « Tout le monde est bienvenu chez nous » : mais pour quoi faire ? 

Comment s’est passée la collaboration avec Marion Stenton, qui a écrit la pièce ?

Mathieu Bauer : J’échangeais énormément avec elle cet été sur les différentes pistes que je pouvais amener. Je lui ai envoyé un certain nombre de textes et, à la rentrée, elle m’a glissé de façon très délicate quelques textes écrits à partir de toutes les idées et de tous les matériaux qu’on avait récoltés. J’ai lu ça avec Sylvain Cartigny, qui est mon collaborateur artistique depuis trente ans, et on a été assez séduits par l’écriture, par les possibilités que ça offrait. J’ai dit à Marion : « vas-y, continue ! » À partir de là, elle s’est mise à écrire un certain nombre de saynètes qui étaient le fruit de nos discussions. C’était un plaisir de travailler avec cette jeune autrice : chaque fois qu’elle amenait un texte, j’avais l’impression d’être très familier avec ce qu’elle écrivait — ce n’était pas abscons mais très concret, très oral. J’ai ensuite fait ce que je fais depuis un certain nombre d’années, c’est-à-dire un montage. On a contextualisé ça dans ce drôle d’endroit qu’est le théâtre d’Oklahoma, merci Kafka, et à partir de là, on a essayé de déployer et dérouler un certain nombre de situations. Avec pour règle du jeu, dans ce type de travail, d’offrir une partition à l’ensemble des comédiens, puisque ce sont eux qu’il faut mettre en avant et accompagner. Et puis l’idée saugrenue qui nous a pris avec Sylvain, puisqu’on s’est rendu compte qu’un certain nombre de techniciens jouaient d’un instrument, c’est de faire un grand orchestre de l’Oklahoma. C’est tout le groupe 46 qui a construit le spectacle.

Comment s’est passé le travail avec tous ces élèves ?

Mathieu Bauer : Dans ce genre de projet, l’enjeu est d’arriver à embarquer tout le monde et se mettre d’accord sur ce qu’on joue et ce qu’on fait. Quel type de théâtre ? Qu’est-ce qui est possible ? Comment on le raconte ? Comment les acteurs s’emparent d’un texte ? Quelle distance, quelle pudeur on y met ? Ça passe, par évidemment des séances de travail, mais je leur fais découvrir aussi mon univers, qui ne se limite absolument pas uniquement au texte. Je leur ai beaucoup montré les films de Roy Andersson — Chansons du deuxième étageNous, les vivants, souvent très poétiques, avec beaucoup de mélancolie et une sorte de noirceur qu’on retrouve aussi chez Kafka, évidemment. Je leur ai aussi montré Tati, parce qu’il y avait toute cette sorte d’attente, parce que c’était bien d’avoir des corps en présence. Et c’est vrai que dans Welfare, il y a quelque chose d’assez fascinant sur tous ces gens qui attendent derrière un guichet, dans une vraie nécessité, une vraie urgence.

Donnez-moi une raison de vous croire, Mathieu Bauer © Jean-Louis Fernandez
Comment avec vous construit la musique ici ?

Mathieu Bauer : Stéphane Roth, le directeur du festival Musica à Strasbourg, était partie prenante du projet. Il m’a incité à aller piocher dans d’autres univers. Puis j’ai rencontré Jean-Philippe Gross, un spécialiste de synthés modulaires, quelqu’un de formidable. Je lui ai demandé de prendre en charge toute une partie de la bande-son, tandis qu’avec Sylvain, on était plus sur les émanations de la musique populaire des États-Unis : beaucoup Mingus, que j’écoutais énormément à ce moment-là, qui me plaisait sur le sujet des luttes sociales ; les Last Poets, Betty Smith… De l’autre côté, le travail avec Jean-Philippe, d’où vient l’hommage à Wendy Carlos, portait plus sur une espèce de fantasme de la bureaucratie et de la froideur — ce qui est faux, parce que Jean-Philippe, finalement, fait une musique très charnelle, très chargée, pas du tout froide. Tout le long, j’ai essayé de trouver un équilibre entre ces deux univers. La musique est omniprésente, et elle accompagne tout ce beau monde.

Vous avez accompagné ces comédiens en formation autour d’un texte qui met en scène la recherche d’un rôle à jouer. Quel regard portez-vous sur eux, et sur l’avenir qui s’offre à eux ?

Mathieu Bauer : Ça dépend des jours ! [Rires] Il y a une situation aujourd’hui, un climat général qui n’est pas très reluisant. On s’interroge tous, même sur le sens de ce qu’on est en train de faire. Il y a des jours qui sont plus difficiles que d’autres, et eux n’en sont qu’aux balbutiements. Après, ils ont cette énergie, cette jeunesse un peu fougueuse… Je leur souhaite de très vite pratiquer. C’est ça, la vraie question, si l’on parle d’une façon très concrète, à l’endroit du métier d’acteur. On dit toujours que les acteurs allemands sont géniaux, mais ils sont tous engagés dans des stadttheater à la fin de leurs études, donc ils rentrent dans des ensembles, ce qui fait qu’ils sont tout le temps sur un plateau. Ils ont des petits rôles, certes, mais ils sont sur un plateau et ils bossent. C’est ce que je souhaite à tout comédien : trouver très vite n’importe quel projet — avec des copains, au fin fond du Gard, où ils veulent — et toujours rester en pratique. Là, c’est aussi le musicien qui parle : il faut faire ses gammes. Après, est-ce que c’est plus dur ou moins dur qu’avant ? Je n’en suis pas certain. Oui, il y a de plus en plus de compagnies, d’acteurs, mais il y a aussi de plus en plus de lieux, de festivals, de temps dédiés à l’émergence… C’est difficile de passer en dessous des radars. Ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas un égrainage, et il y a des voies ou des chemins qui sont beaucoup plus difficiles : un certain type de théâtre, une forme de radicalité… Mais si on fait ce choix-là, on sait ce que l’on produit et dans quels réseaux ça s’inscrit. C’est à eux de prendre conscience de tout ça. Et après, y’a les opportunités. Là, ils ont eu de jolies rencontres. Il y en a deux qui sont avec Sivadier… des portes se sont ouvertes ; maintenant, c’est à eux de rentrer dedans.

Donnez-moi une raison de vous croire, Mathieu Bauer © Jean-Louis Fernandez
Pouvez-vous parler de votre prochain spectacle, Paléolithique story?

Mathieu Bauer : Ça fait des années que j’aime beaucoup l’anthropologie préhistorique, avec des gens comme Alain Testart. Et puis un article de David Graeber et David Wengrow qui m’a énormément séduit sur la question du récit originel de la naissance des inégalités sociales comme une sorte de fatalité qui classe le capitalisme comme l’horizon indépassable de l’humanité. Avec cet espèce de drôle de récit sur le jardin d’Éden des chasseurs-cueilleurs, qui aurait été une sorte de temps de l’innocence, alors que ces sociétés étaient beaucoup plus complexes que ça, avec des types d’organisation sociale très particuliers. Un certain nombre d’hypothèses sur cette période-là sont en train d’être posées, qui tordent le cou à cette grande théorie de l’évolution qui veut qu’à partir du néolithique et l’arrivée de l’agriculture et de la sédentarité, ça y est, on ait basculé dans le monde moderne tel qu’on le connaît. Et c’est toutes les pages de l’Histoire qu’on n’a jamais voulu ouvrir. Il y a très très peu de vestiges de ceux qu’on appelait des barbares, qui refusaient de vivre dans les villes et d’être assujettis à un quelconque pouvoir. On en a très peu parlé, et pourtant ça a duré des millénaires… Donc je suis là-dedans, et puis aussi parce que c’est comme une enquête policière. Il ne reste pas grand chose — quelques outils, des sépultures, un peu d’art pariétal, donc il y a tout un jeu d’hypothèses comme ça, qui me plaît beaucoup en fonction des obédiences des anthropologues, il y a des lectures radicalement différentes qui sont faites, ça crée une multiplicité, et j’aime bien la multiplicité des points de vue. Donc c’est une circulation à l’intérieur de ce monde magnifique de l’anthropologie préhistorique et de l’anthropologie sociale.

Avec Marion Stenton qui prend part à l’écriture…

Mathieu Bauer : J’ai ramené Marion dans l’aventure pour réécrire à partir d’un contexte, celui d’un musée dédié à l’art préhistorique qui doit ouvrir mais qui est sens dessus-dessous, et dont le directeur a envie de tout plaquer. Une sorte de catastrophe, mon Huit et demi à moi… Le film que je ne veux pas faire, le musée que je ne veux pas ouvrir parce que tout est faux, tout est tronqué, nous sommes coincés, totalement coincés. On fait ça joyeusement, je pars dimanche à Maubeuge où on a huit jours pour le finir, et je suis à la bourre ! [Rires] Première le 13 octobre.

Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban

Donnez-moi une raison de vous croire de Marion Stenton
TNS – Salle Gignoux
1 avenue de la Marseillaise
67000 Strasbourg

Texte et dramaturgie : Marion Stenton
Mise en scène : Mathieu Bauer, Sylvain Cartigny
Musiciens : Mathieu Bauer, Sylvain Cartigny
Collaboration artistique et composition : Sylvain Cartigny
Lumière : Zoë Robert
Création sonore : Jean-Philippe Gross
Regard chorégraphique : Thierry Thieû Niang
Assistanat à la mise en scène Antoine Hespel
Scénographie, costumes : Clara Hubert, Ninon Le Chevalier, Dimitri Lenin
Son : Foucault de Malet
Régie lumière : Thomas Cany
Régie plateau : Clara Hubert
Régie son : Margault Willkomm
Régie générale : Jessica Maneveau
Avec l’ensemble des artistes issu·e·s du Groupe 46 de l’École du TNS
Acteurs : Carla Audebaud, Yann Del Puppo, Quentin Ehret, Kadir Ersoy, Gulliver Hecq, Simon Jacquard, Émilie Lehuraux, Aurore Levy, Pauline Vallé, Cindy Vincent, Sefa Yeboah
Orchestre : Sylvain Cartigny (guitare, claviers), Mathieu Bauer (batterie et trompette), Jessica Maneveau (euphonium), Antoine Hespel (claviers), Ninon Le Chevalier (saxophone alto), Thomas Cany (trombone), Foucault de Malet (basse)
Joséphine Linel-Delmas (Jeu) et Antoine Push (Régie-Création) ont également participé à la création du spectacle.

Crédit photos © Jean-Louis Fernandez


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