Dans le cadre du Temps fort jeunes créateurs, le Théâtre de la Ville a accueilli Not I de Camille Mutel, performance solo en forme de relecture méditative de la cérémonie du thé japonaise.
Dans le silence de la petite salle de l’Espace Cardin, Camille Mutel fait son entrée, le visage impassible. Les spectateurs sont disposés en angle droit, certains assis au sol. Déjà, le temps est suspendu. On est loin du monde extérieur, de la fugacité de ses échanges, de son réalisme épileptique. Le rythme imposé par la performance construit un lieu à part, dans lequel l’artiste s’offre à la contemplation, enserrée qu’elle est dans ce dispositif bifrontal.
Venue à la danse par le Butō et nourrie d’expériences au Japon, Camille Mutel rend hommage à la cérémonie du thé de la tradition nippone en l’adaptant aux habitudes culinaires françaises. Un étau et une planche de bois brut, une nappe blanche, une coupelle remplie de huit oignons, une bouteille de vin et un poisson mort en sont les ingrédients, d’abord dispersés minutieusement sur le plateau puis manipulés selon un protocole ésotérique avant de composer une nature morte précaire et bancale.
Nourriture pauvre
De cet art zen, Camille Mutel retient avant tout la dimension codifiée et cette solennité qui charge de valeur des objets simples — ici, une nourriture pauvre, une table austère, presque christique. Cette cérémonie est dramatisée et compliquée par sa lenteur, qui décuple l’effort nécessaire à chaque flexion, chaque déploiement. La danseuse accomplit de discrets défis d’équilibre sans qu’aucune forme d’esbroufe ne vienne troubler ce rituel.
Le regard du spectateur est longtemps maintenu dans l’ambivalence, reflet de l’incertitude qui hante les gestes de Mutel elle-même. À mesure que la performance déroule son cours, ne sait trop si l’on a sous les yeux un moine zen, une samouraï, une geisha, un robot ou une masochiste. Mais on se surprend à frémir lorsque l’artiste met entre ses dents ce grand couteau de cuisine, ou lorsqu’elle s’en sert comme d’un sabre pour couper un oignon en deux alors que la lumière passe tout net au rouge, façon Kill Bill.
Abandon de soi
La pièce est accompagnée par une modulation très juste des lumières, signée Philippe Gladieux, qui la rythme et la segmente. Sans oublier le très beau travail du son de Jean-Philippe Gross, lui aussi structurant — une modulation de drone, ce bruit blanc qui, dans ses nuances et ses déplacements sur le plateau, participe à la tension méditative qui traverse Not I. Tout cela aboutit à une grande concentration de l’attention, au recueillement éthéré de cette assemblée réduite à trentaine de spectateurs.
Au bout de trois quarts d’heure, une bouteille de vin apparaît de la nappe déroulée, que la performeuse débouche avec précaution. Puis elle remplit un verre du jus carmin, saisit du regard une spectatrice et s’approche pour le lui offrir. Son visage auparavant impénétrable s’ouvre dans un sourire auquel répond alors son invitée, et qui ne tarde à se propager dans le public. Comme un heureux relâchement, cet acte de partage reconfigure le parcours en fil tendu qui l’a précédé comme une minutieuse préparation du don, un abandon de soi tout droit tendu vers l’autre.
Samuel Gleyze-Esteban
Not I de Camille Mutel
Festival Off Avignon – Théâtre du train Bleu
40, rue Paul Saïn 84000 Avignon.
Du 7 au 20 juillet 2023 à 9h15, relâche les 8, 9, 14 juillet.
Durée 50mn.
Théâtre de la Ville – Espace Cardin
1 Av. Gabriel
75008 Paris
Conception, chorégraphie et interprétation : Camille Mutel
Dramaturgie : Thomas Schaupp
Lumières : Philippe Gladieux
Design et costumes : Kaspersophie
Son : Jean-Philippe Gross
Crédit photos © Katherine Longly