Ali Chahrour © Thibault Montant et Didier oliver

Ali Chahrour, la danse au cœur et au corps

Confiné à Beyrouth, en pleine préparation de sa prochaine pièce, le chorégraphe Ali Chahrour livre son regard sur la création dans son pays.

Dans un Liban touché de plein fouet par une crise politique et économique sans précédent, doublé d’une crise sanitaire, Ali Chahrour continue à croire en des lendemains qui dansent. Confiné à Beyrouth, il peaufine sa dernière création Du temps où ma mère racontait, qui aurait dû être présenté l’an dernier au Festival d’Avignon. Contraint de repenser son métier, son art, le chorégraphe livre son regard sur son pays, ses envies, son combat créatif.

Qu’est-ce qui vous à donner envie de devenir chorégraphe ?

Ali Chahrour : J’ai étudié le théâtre à l’université libanaise car il n’y a pas de faculté de danse dans mon pays.  Rapidement, j’ai compris que c’était le corps qui m’intéressait. Il m’a semblé que c’était un moyen de m’exprimer en tout honnêteté, de livrer une part de moi-même. Par ailleurs, je pense que c’est le médium contemporain le plus complet, il est constitué de tout ce qui nous définit, notre histoire, nos souvenirs.  

Confiné à Beyrouth depuis le début de la pandémie de la covid, comment vivez-vous artistiquement cette période ? 
Layl-Night, d'Ali Chahrour.
© Alain Monot

Ali Chahrour : En 2010, après être sorti diplômé de l’université libanaise, j’étais plein d’espoir pour l’avenir. Je croyais pouvoir danser et construire ma carrière dans le domaine du théâtre et de la danse à Beyrouth. Je croyais qu’il serait possible d’approfondir ma recherche sur le mouvement et les racines de la danse dans le monde arabe. J’avais dans l’idée que la gestuelle tant traditionnelle que quotidienne des gens de mon pays constituerait une base solide pour alimenter l’écriture chorégraphique et l’esthétisme que je souhaitais développer. Toutefois, je savais que ça allait être un combat.  J’étais prêt à tout pour que ce rêve devienne réalité. Maintenant, après 10 ans, je sens que j’ai échoué, car il est impossible de construire artistiquement parlant, au Liban. On ne peut pas enraciner un processus créatif dans ce terrain dangereux qui vise à vous expulser en permanence. Pour la première fois, je sens que je perds la bataille.  

Comment créer dans ces conditions ?
Leila se meurt
Ali Chahrour
© Johnny Hchaime

Ali Chahrour : Actuellement, nous vivons une situation de force majeure sans fin où se conjuguent et s’amalgament crises économiques à répétition, explosion du port de Beyrouth, pandémie, situation sanitaire et sentiment de colère face à la corruption des politiques. 
Comment créer alors que l’on voit les gens se battre dans les supermarchés pour avoir du pain ou du lait pour leurs enfants, quand un homme de 70 ans qui a travaillé toute sa vie pour économiser de l’argent qu’il ne pourra certainement jamais récupérer, quand en quelques secondes la moitié de la ville a été détruite, que nos maisons, endroits censés être le plus intime et le plus sûr se retrouvent éventrées sans possibilité de reconstruction. 
Comment créer quand on vit dans un pays avec les théâtres fermés, des studios et des salles de répétition détruits…Beaucoup croit encore que le seul espoir de ce pays sont les artistes, leurs corps et leurs visions qui portent en eux toutes ces histoires, toute cette colère et toute cette intensité.
C’est difficile, mais pas impossible. Avec mon équipe, on continue à croire, à nous réunir. On espère reprendre bientôt les répétitions dans le but de créer Du temps où ma mère racontait dès que les salles de spectacles rouvriront. Nous n’espérons rien du gouvernement, quoi qu’il arrive nous jouerons car, nous, artistes nous sommes soucieux de l’art et de la culture, nous nous devons de la rendre accessible à tous même en cette période étrange et compliquée. 
Le spectacle se poursuivra car la danse est notre seul outil pour se souvenir de la poésie de nos corps, de la puissance de nos voix, de la belle intensité de nos gestes et de notre fragilité, malgré tout. 
Je ne sais pas si je quitterai le pays, c’est une décision difficile que je ne suis pas encore capable de prendre. Et si un jour, je pars, je serai expulsé pour ne pas partir paisiblement.

Quelles sont vos inspirations ? 
Leila se meurt
Ali Chahrour
© Johnny Hchaime

Ali Chahrour : Les histoires cachées des habitants des villes, l’accumulation de souvenirs, les histoires de chacun, l’intensité du rapport au monde, la confrontation entre tradition et sociétés contemporaines, la liberté des corps, les combats d’une vie, les affrontements, tout cela m’inspire, nourrit mon imaginaire. 
Je trouve ma force créative dans le pouvoir des femmes qui gravitent autour de moi, celle qui m’a élevé, la femme arabe en général et en particulier, leurs batailles au quotidien, la beauté, la poésie, la révolution, l’intensité de leurs gestes, l’histoire de leurs voix. Je puise mon écriture, mon souffle chorégraphique dans les histoires intimes des individus et l’héritage sans fin de la poésie arabe, dans sa belle complexité. 

Où trouvez-vous l’énergie pour créer ? 

Ali Chahrour : Ce n’est pas une énergie, c’est un besoin urgent…

Dans la pièce que vous répétez en ce moment, votre histoire familiale est omniprésente, deux membres de votre famille dansant sur scène. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Du temps où ma mère racontait d'Ali Charhour © Myriam Boulos

Ali Chahrour :  Du temps où ma mère racontait aborde le concept de l’amour au sein des familles à partir d’histoires intimes de mères, de leurs combats. Les histoires que je raconte sont dansées par les familles elles-mêmes. Nous partons toujours, mon équipe et moi, de concepts et d’événements très personnels et intimes pour nous ouvrir à des sujets plus humains et universels. Le spectacle se construit en entremêlant, les histoires de ma famille avec celles d’autres mères. Le tout résonne avec des événements contemporains qui secouent le monde arabe.
Je suis toujours intéressé et fasciné par ce mélange, par le choc entre les origines des gens sur scène, la rencontre entre amateurs et professionnels, entre histoires vécues et histoires empruntées. 
Dans cette dernière création, deux membres de ma famille sont au plateau, une mère et son fils. Ils sont accompagnés par des musiciens et des interprètes. Je pense qu’il est important d’écouter, de danser ces histoires réelles racontées par leurs protagonistes et de voir comment cela résonne à travers le prisme de< la représentation scénique.
Ces récits doivent rester, nous ne devons ni oublier les mots, ni les situations, ni les personnes : Comme l’histoire de ma tante, son parcours à la recherche de son fils disparu, principale référence de ce dernier opus. 

Après une trilogie sur la mort, le nouveau thème qui vous anime est l’amour. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’investir ce nouveau champ ? 
Ali Chahrour – May he rise and smell the fragrance © Christophe Raynaud de Lage

Ali Chahrour : « L’amour et la mort. Ces deux termes s’associent très vite quand l’un est écrit. Il m’a fallu aller à Chatila pour percevoir l’obscénité de l’amour et l’obscénité de la mort. » dit Jean Genet dans Quatre heures à Chatila après le massacre commis en septembre 1982 dans cette ville.  Cette citation résonne fort en moi. Elle est fondatrice de mes créations. Ma nouvelle trilogie est certes sur l’amour, mais sur l’amour dans un pays entouré de mort. Ici, avec mon équipe, nous tentons d’examiner les différentes composantes de la société à travers les histoires croisées d’amants d’hier et aujourd’hui forcément influencées par le climat politique, religieux, social dans lequel elles grandissent.  Comme dirait Nawal al Saadawi, décédée récemment : « Cette société qui diffuse des chants d’amour et de passion n’est-elle pas la même chose que la société qui tend la potence à tous ceux qui sont tombés amoureux ? »

Que pensez-vous de ce qui se passe dans le monde avec la pandémie de Covid ?

Ali Chahrour : Il est extrêmement triste de voir les théâtres fermés, nous manquons de la chaleur des espaces de théâtre, du public dynamique et du cœur palpitant des interprètes sur scène, tout cela ne peut être réduit à des images plates sur des écrans froids.

Propos receuillis pas Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Fatmeh d’Ali Chahrour
Festival IN d’Avignon

Crédit photos © Alain Monot, © Johnny Hchaime, © Myriam Boulos, © Christophe Raynaud de Lage

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