Les chants de Renaud Cojo

De Bordeaux, où il est confiné, Renaud Cojo plonge dans sa discothèquepour livrer son regard(s) sur le temps de présent.

Plutôt qu’une plage de Vendée, j’ai préféré trouver repli en 1976 quitte à passer pour un traître réac, ce qui ne se fait pas chez les artistes d’aujourd’hui.

La commande est difficile tout autant que la parole. Écrire, traduire, comprendre, rendre compte de cette suspension involontaire, cette sidération, n’est pas chose simple. L’inédit a fait pourtant sortir de leurs trous les penseurs de tous bords, petits bernard-l’hermites venus habiter les coquilles hasardeuses des Grandes Prévisions et du Renouveau Certain.
Les artistes ont inventé les « capsules » et les starlettes le « selfinema », continuant compulsivement de se filmer dans leur couloir ou leur chambre à coucher, s’aventurant dans de drôles de rôles sur leur compte Instagram, amenant avec elle le décor de leurs vies déconfites.
Nombreux lieux culturels ont vite fait de se répandre en communication via le Gros Tuyau, multipliant les éditos et inventant l’art de confinement. Exister à tout prix jusqu’à tout prendre, tout vendre. 
D’autres plus prudents, se sont mis en sommeil afin d’inviter le rêve au meilleur, à la germination. Mes nuits, aujourd’hui, sont également plus longues et ne laissent place qu’à l’hypothèse du lendemain. Au matin, je rédige la liste des courses. Redevenir chasseur-cueilleur.

Au début de cette relâche, suite à un appel déguisé en mode participatif sur les réseaux sociaux, je me suis également fourvoyé à la diffusion d’une de mes « œuvres » qui jusqu’à présent n’avait été montrée qu’en situation de spectacle. Un film, Low d’après l’œuvre éponyme de David Bowie conçue elle-même en 1976. Petite production filmique tournée à Berlin en 2015 au plus froid de l’hiver, la fameuse « bise Russe ». Je proposais donc, disais-je, ce petit travail en réponse à l’invitation très ouverte d’une structure de diffusion nationale.
Suite à l’envoi de la chose, me suis plus tard entendu dire que la programmation des œuvres méritantes était accordée de préférence à l’inédit, à traquer ces fameuses pépites que seuls reniflent en principe les chiens truffiers, mais aussi les professionnels de la diffusion théâtrale dont les « équipes émergentes » sont le Graal de l’époque. Recalé mon film au profit de quelques recettes de cuisine de blanquette ou de tian de légumes et dont l’inédit revêtait les apparats bien visible du logo de la structure en question collé en évidence contre ladite recette. On aura bien compris dans cette circulation-là, de la force du Tout Communiquant. Qu’ « aujourd’hui » les œuvres n’ont plus d’importance.
L’époque ? 
Quelle époque ? 
Nous n’en traversons plus aucune.

Ici, j’ai commencé plusieurs phrases. J’en ai supprimé tout autant. « Supprimer », car on ne raye plus. Au moins, la machine nous aura appris ça. La machine enlève la mémoire immédiate et stocke cependant dans son ventre des milliers de souvenirs et la totalité des preuves. J’ai mis en ligne mon film seul, et me suis dit que le repli était au fond la meilleure des stratégies contre l’époque. 
« Do it Yourself » disaient t’ils.

Low ramène avec lui toute l’année 1976, même s’il n’est sorti qu’en janvier 77, il en est l’héroïque synthèse. Plus aucune projection, pas de prévision et encore moins de projets. « No Plan » dira plus tard Bowie au moment de son Crépuscule. Ce « Low profile » ou profile bas qu’adopte l’artiste sur la couverture orangée dudit disque regardant en loin devant lui, je l’inversais afin de regarder dans l’autre sens. 1976 donc, ma Valeur-Refuge. Son incroyable face B ces plages sombres et apocalyptiques convenaient parfaitement à mon idéal, au repos du guerrier qui ne voulait pas faire la guerre qu’on lui avait promise. J’avais à nouveau 10 ans et les cours de récréation étaient autant de champs de bataille pour nos luttes à venir.
Maintenant lecteur.trice, tu peux aller chercher sur YouTube les 3 minutes et 48 secondes de « Art Decade » qui vont servir de bande-son à la fin de mon récit. Elles te permettront de traverser ou retraverser la Grotte 1976.
Fais ton propre film. Do it yourself, donc…

0 :00 / 3 :48 Tu as à présent cinq secondes pour « Ignorer l’annonce ».

En JANVIER 76 donc, trois ans après le premier choc pétrolier, le Concorde décolle pour son premier vol inaugural. C’est un terrible accident sur l’Hotellisimo de Gonesse en juillet 2010 qui mettra fin à l’aventure supersonique.
Patrick Henry (que j’ai toujours confondu avec Swan de « Phantom of the paradise » sorti sur les écrans deux ans auparavant), assassin du petit Philippe Bertrand, échappe à la peine de mort en FEVRIER grâce à Robert Badinter tandis que les plaidoiries de Paul Lombard n’arriveront pas en MARS à sauver Christian Renucci de la guillotine, également accusé de crime sur un enfant. Il sera le dernier condamné à mort en France. Le « Pull Over » rouge fera couler beaucoup d’encre, jusqu’en 2006.

AVRIL organise le regroupement familial et la société Apple® pose ses galons. Le ventre peut alors commencer à absorber progressivement la totalité du monde. Les usines Lip® ferment en MAI pendant que le Loto est créé et deviendra le seul espoir d’un million de chômeurs parmi la population active française. L’époque est en marche. En 1997 Hervé Leroux signera le remarquable « Reprise » au sujet de cette fermeture et dont les conditions de travail de la classe ouvrière, les modes de luttes syndicales, seront le cœur de son fabuleux projet filmique.
C’est en mai aussi que les poteaux carrés de Glasgow empêcheront les Verts de battre le Bayern de Munich et de gagner la coupe d’Europe des clubs champions. Robert Herbin, le Sphynx, a quitté la scène, ces jours-ci, l’isolation aura mangé les hommages.
En JUIN, grande canicule. Le bétail manque de fourrage, les prix des fruits et légumes s’envolent. Le gouvernement fait de la sécheresse un « problème prioritaire ». Une première.

Albert Spaggiari réussit son casse à Nice en JUILLET, sans arme, ni haine ni violence, alors que la France étouffe et que le grimeur Van Impe remporte le Tour. Il y a de la poésie là-dedans.
Mes parents m’envoient en colo dans le Jura. Je découvre le confinement pour la première fois. En AOUT après la démission de Chirac, Raymond Barre constitue son gouvernement et impose en SEPTEMBRE un premier plan d’austérité. Il y en aura d’autres.
Le pétrolier Böhlen s’échoue en OCTOBRE dans une tempête au large de l’Île de Sein, les rivages bretons sont atteints. Deux ans plus tard, la marée noire causée par l’Amoco Cadiz touchera 360 km de côte et engendrera une catastrophe écologique sans précédent. Vingt kilos de dynamite éventrent le domicile d’un certain Jean-Marie Le Pen et de sa famille en NOVEMBRE, et le député de l’Eure Jean de Broglie est assassiné en DECEMBRE pour de sombres profits d’argent. En 1976, on estime que les armes sont la solution.

En 1976, ce sont aussi les hymnes du temps qui passe, « Cette année-là », « Hotel California », « Hurricane », « Cocaïne », « Blitzkrieg Bop », « Bidon » et enfin le « War » de Bob Marley.
La guerre donc. Nos luttes, nos batailles, notre économie à venir ?
Aujourd’hui, je veux bien croire avec Musset qu’avec la mémoire, on se tire de tout.
La mémoire, au moins il nous reste ça à défaut des masques.

Nous nous souviendrons donc de vous chers messieurs-dames au moment de la punition.

Renaud Cojo
Artiste
Mai 2020 , autant dire sans époque.

DiscoTake – festival bordelais

Haskell Junction de Renaud Cojo

 Crédit portrait © Zita Couranjou et © DR

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