Les deux L

D'un théâtre à l'autre, j'ai eu l'occasion de rencontrer les deux L, de m'intéresser de prêt à leur esprit créatif.

L’air est frais en ce soir de printemps. Devant le prestigieux théâtre, le tout-Paris se presse. L’événement est d’envergure. On pourrait même dire rarissime. Une autrice contemporaine fait son entrée au répertoire. Hors de question, de ne pas y être, de ne pas se montrer, de ne pas l’avoir vu, entendu. Contrôle des sacs, des métaux cachés sous le manteau, la vie depuis Vigipirate a changé. De nouveaux rites se sont imposés à nous. On a pris l’habitude, on y souscrit avec une légèreté grave, un sourire. 

Le hall d’entrée avec ses statues, sa borne de salon en velours rouge, fait toujours son effet. Il y a toujours quelqu’un à saluer. C’est le lieu où l’on cause, où l’on se promet de se voir à l’entracte, ou après la pièce. Le moment des mondanités, des retrouvailles. Un mot par ci, un hochement de tête par là. Le temps est suspendu. La sonnerie annonciatrice du début de spectacle retentit. Chacun, muni de son précieux billet, s’engouffre dans les escaliers à la recherche de sa place. Un dernier coup d’œil, histoire de n’avoir oublier de dire bonjour à quelqu’un. Le noir, le silence. La pièce peut commencer. Il est là. Non sur scène, mais avec l’un de ses compères, installés dans une des loges latérales qui surplombent le plateau. Il se penche dangereusement. Il hésite. Le suicide. Il y est candidat. Lui pas vraiment, mais son personnage. 

Au théâtre, je l’avais déjà vu jouer. Il était épatant. Mais c’est ce soir-là que sa présence solaire m’a marqué, que j’ai découvert une personnalité moins lisse, plus sombre derrière son image éclatante de jeune premier. Est-ce le texte, particulièrement noir ? Est-ce mon humeur plus sombre ? Son interprétation plus intense ? Nul ne sait. C’est cela la force du spectacle vivant. C’est une rencontre unique à un moment T entre un comédien, une comédienne et un spectateur, une spectatrice. Le moment est intime, singulier, alchimique. C’est une histoire d’amour platonique souvent unilatéral, un instant extraordinaire. Chacun la vit à sa manière. Certains sont blasés, d’autres émerveillés comme au premier jour. Avec lui, ce fut ce lundi d’avril. 

Timide, je n’ai pas eu l’occasion de lui dire de l’approcher. Deux années vont passer avant d’échanger quelques mots. Sa carrière, je la suis. Ses hauts, ses bas. Toujours, il attire la lumière même quand les mots, le rôle qu’on lui donne à jouer, le costume qu’on lui attribue ne lui sied pas. C’est aussi la vie de saltimbanque, s’adapter, tout donner, ne pas lâcher. Il est pugnace autant que fougueux. Il a besoin d’espace, de liberté. C’est le moment, il le sent. Il doit voler de ses propres ailes, créer ses propres spectacles. Des idées, il en a à revendre. Il aime l’extravagance, la douce folie, les auteurs engagés, les récits fantasmagoriques. Il lui faut de la matière à triturer, des corps à déformer, du faux sang à faire gicler. Il excelle dans ces abîmes noires, drôles, granguignolesques. 

C’est l’été. Il fait une chaleur accablante sur la place bondée de monde devant le Palais des Papes à Avignon. Le festival vient d’ouvrir ses portes. Ce soir c’est la première dans la cour d’Honneur. Fendant la foule, tête blonde, il distribue les tracts de sa dernière création. Peau tannée par le soleil, débardeur débraillé, cheveux bouclés mi- longs, on a du mal à reconnaître le garçon sage, le comédien qui disait les mots de Shakespeare quelques années plutôt, dans un célèbre théâtre à l’italienne. Mais c’est bien lui, l’occasion agréable d’enfin partager quelques mots, se promettre de voir au plus vite pour continuer à disserter, papoter, rire. 

Quelques jours passent. Le moment est venu de découvrir son travail. C’est une claque. Sa mise en scène, sa direction d’acteur, le choix des comédiens, rien à redire, il a du talent, de l’imagination, un univers glamour trash séduisant, ensorcelant. Jamais seul, il sait s’entourer. L’autre L entre en scène. On dirait son opposé. Alors que lui est blond, taille moyenne, physique d’Apollon grec et visage taillé à la serpe, l’autre est brun, grand, un air juvénile d’un garçonnet qui aurait grandi trop vite. Ils sont parfaitement complémentaires. Leur duo est une évidence. La même frénésie, le même désir de théâtre les anime. Ils sont faits pour être sur scène. Ils se damneraient pour jouer. Ils sont prêts à tout donner pour se livrer corps et âme au public, le faire vibrer, le secouer, le toucher.

Brillants, c’est une certitude. La verve de l’un s’accorde au côté plus renfrogné de l’autre. On pourrait à tort les croire têtes au vent, chiens fous. Bien au contraire, ils ont les pieds sur terre. La nuit, la fête pourraient être leur domaine. Parfois, ils se laissent tenter. Les paillettes, ils adorent. La décadence leur va à ravir, leur donne une aura, un éclat, une autre posture. « Queer » à mort, ils aiment l’underground. Enfants terribles, enfants de chœur, mi-ange, mi-démon, ils s’amusent, insouciants. Mais il faut être sérieux. Le travail avant tout. Ils ont une vie d’ascètes et rêvent d’une bâtisse isolée, loin de la ville, perdue sur le flanc d’une montagne, d’une communauté de pensées, d’idées, sans préjugés, sans a prioris. Un songe d’une nuit d’été.

Olivier Fregaville-Gratian d’Amore

Crédit Photos © DR, © Stockholm – Wikimedia Commons et © Véronique Pagnier – Wikimédia Commons

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