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Viktor, ballet schizophrène entre émotion et lassitude

Une nouvelle fois la troupe de Pina Bausch investit le théâtre du Châtelet pour un Viktor entre éblouissement et ennui.

En soufflant le chaud et le froid, comme à son habitude, Pina Bausch esquisse sa vision du vieux Rome, une ville entre décadence et flamboyance. Mêlant robes aux couleurs chatoyantes et costumes ternes, passant du rire au drame, elle nous guide dans une cité sombre où plane encore dans ces cieux l’ombre du Duce, et que la folie charnelle de Fellini a bien du mal à égayer. Bouleversant dans les solos aliénés, fulgurant dans les mouvements effrénés de groupe, le ballet perd, sur l’interminable longueur, de son intensité et de son éclat faute d’avoir été dépoussiéré de scènes pesantes et datées… Qu’à cela ne tienne, ce Viktor, mi-sombre, mi-cocasse, est un condensé sublime et contrasté de l’écriture « Bauschienne ».

Encadrée d’immenses parois de terre imaginées par Peter Pabst, le décorateur fétiche de la chorégraphe allemande, la scène semble bien sombre, bien nue. Seul, un vieux piano droit, côté jardin, vient donner un peu de vie à cet ensemble désertique et désolé. Alors que les premières notes de musique résonnent dans le silence, une silhouette longiligne, cintrée dans une magnifique et élégante robe rouge ceinturée de noir, perchée sur des escarpins si caractéristiques de la mythologie « bauschienne », apparaît dans le fond du plateau. La démarche aérienne, majestueuse, le pas chaloupé, la belle (féline Julie Shanahan) s’avance vers le public, sourire aux lèvres, regard fier, faisant presque oublier l’absence de ses bras. Femme tronc, étrange vision, elle imprègne nos rétines d’une image angoissante et surréaliste, annonciatrice du ton tragique et burlesque de la pièce fleuve à venir. Un homme s’approche, il la couvre d’un manteau de fourrure sombre, dérobant son infirmité aux yeux des spectateurs avant de l’entraîner dans un pas de deux tendre et délicat. Ce premier tableau d’une rare intensité, n’est que le début d’une longue succession de saynètes toutes plus décalées, plus étranges les unes que les autres.

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Jouant de nos émotions, Pina Bausch s’amuse à brouiller les pistes. Passant sans filtre, sans transition, d’une atmosphère ouatée, sensuelle, à un ensemble grouillant, oppressant, navigant dans la complexité de la nature humaine, elle nous embarque dans un voyage sensoriel au cœur du Rome qu’elle a arpenté quelques années plus tôt lors de sa collaboration avec Federico Fellini pour son film E la nave va. Loin d’une visite traditionnelle de la ville, elle esquisse un portrait de l’antique cité, fait de ressentis et d’impressions.

Comment ne pas voir dans cette sombre et fantomatique silhouette nichée sur les hauteurs des monticules de terre, et qui envoie sur la scène, par pelletées, cette riche matière organique, un fossoyeur, un trouble-fête, la peur d’une réminiscence possible du fascisme ? Comment, dans les belles farandoles humaines, ne pas déceler la joie de vivre, l’insouciance d’un peuple en pleine mutation, rêvant d’un monde truculent et burlesque à la Fellini ? Il y a un peu de tout cela dans l’écriture « voyageuse » de la chorégraphe allemande, de la fulgurante beauté, de l’émouvante intensité, de la triste morbidité et de la noirceur de l’âme humaine.
En nous emmenant sur les traces de cet étrange Viktor, interprété par le compagnon de toujours, l’impeccable Dominique Mercy,  dont nous ne saurons rien, ou presque, Pina Bausch signe une pièce riche et interminable, accolant les scènes à un rythme fou, sans véritable lien. Sorte de kaléidoscope des pensées joyeuses et sombres de la chorégraphe, le ballet dessine une ville, un pays, entre rêve et cauchemar. Pris dans ce tourbillon de sensations étranges, de sentiments mêlés, le spectateur perd pied, tant la matière est dense, répétitive, tant le message devient illisible sur la durée.

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Si certaines images, telle la flamboyante Breanna O’Mara initiant une danse schizophrénique, assise sur le sol ou ces dames en robes du soir chatoyantes, volant dans les airs, portées par des cerceaux, saisissent par leur magnificence et leur sublimité, d’autres, moins heureuses, plombent l’ensemble et alourdissent le propos. On s’interroge d’ailleurs sur la pertinence d’avoir laissé intact le spectacle créé en 1986. N’aurait-il pas été habile de le dépoussiérer, de le sublimer, d’ôter les scènes itératives jusqu’à l’irritation, de ne garder au final que l’essentiel, l’essence de ce qui fait de Pina Bausch, une novatrice, une visionnaire, une légende de la danse ? La chorégraphe, elle-même, aurait-elle touché à cette première pièce voyageuse ? Difficile à dire…

Emporté par les piliers originels de la troupe – la truculente Nazareth Panadero, l’éblouissante Julie Anne Stanzak, la juvénile et espiègle Ditta Miranda Jasjfi et le talentueux Andrey Berlin – et quelques danseurs figurants venant prêter, le temps d’une danse serpentine et frénétique, main forte au Tanztheater Wuppertal, le spectacle séduit sur le fil et montre une nouvelle fois, s’il était nécessaire, la force théâtrale et la magie des mouvements signés Pina Bausch.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


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Viktor de Pina Bausch
Théâtre de la VilleThéâtre du Châtelet
Place du Châtelet
75001 Paris

mise en scène & chorégraphie de Pina Bausch
décor de Peter Pabst
costumes de Marion Cito
collaboration musicale de Matthias Burkert
dramaturgie de Raimund Hoghe
musique musiques populaires de Lombardie, Toscane, Italie du Sud, Sardaigne, Bolivie enregistrées & collectionnées par Luigi Cinque musique de Tchaïkovski, Buxtehude, Dvořák, Khatchatourian, musique de danse du Moyen Âge, valses russes, musique de la « Nouvelle-Orléans », musique de danse des années trente…
avec les danseurs du Tanztheater Wuppertal

Crédit photos © Zerrin Aydin-Herwegh

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