Couv_la_mouette-Ostermeier_©Arno Declair_@loeiloliv

La mouette, une pureté tragique

Sous les ors de l'Odéon - Théâtre de l'Europe, Thomas Ostermeier signe une adaptation contemporaine et intense de La Mouette de Tchekhov.

Jouant avec les codes, les détournant à l’envi, brocardant ses contemporains, plus fascinés par le paraître que l’être, Thomas Ostermeier signe une mouette qui déroute et fascine. Mêlant actualité brûlante d’un monde à la dérive et tragédie de l’innocence pervertie, le metteur en scène allemand interroge notre société sur son incapacité à préserver beauté et pureté, son impossibilité à croire en l’avenir…

Tandis que les portes du théâtre s’ouvrent, sur la scène déjà éclairée, les comédiens scrutent la salle. Regards dans le vague ou inquisiteur, ils sont les témoins privilégiés de l’installation du public, étonné. Le décor est réduit à sa plus simple expression, il reste à inventer. En avant d’une immense boîte gris clair, bordée d’un banc, une estrade en bois, sur laquelle sont posés deux micros, s’avance fièrement, conquérante, débordant sur le premier rang. Côté cour s’entassent quelques éléments de mobilier – chaises, table, guitare, etc…

la_mouette-10_Ostermeier_Odeon©Arno Declair_@loeildoliv

Dans un silence religieux, alors que la salle plonge lentement dans le noir, la peintre Marine Dillard, silhouette sombre, se met en mouvement. Armée d’une large brosse placée au bout d’un manche télescopique, elle esquisse des volutes sur la paroi du fond. Très vite des airs de Bowie, des Doors, résonnent, soulignant ses gestes. Elle joue des nuances de gris tirant sur le noir. De traits en traits, lentement, un paysage se dessine. On imagine un relief, une immense montagne au loin, les abords d’un lac ou bien un monde rêvé, fantasmé.

Fin prêt à rencontrer cette nouvelle Mouette, la jolie Nina (émouvante Mélodie Richard), le spectateur se laisse surprendre par le metteur en scène allemand. Loin d’une adaptation classique, Thomas Ostermeier ancre la pièce de Tchekhov dans le réel, dans l’actualité. Il se sert d’un long (voire trop long) prologue pour évoquer l’état du monde, la guerre en Syrie, notre société aux abois, incapable de venir en aide aux plus démunis, aux déracinés. Sous les ors de l’Odéon, le texte ajouté résonne, frappe, secoue. Il ne laisse pas indifférent. Certains seront déstabilisés, d’autres, émus, et quelques uns insensibles, réactionnaires.

la_mouette-7921_Ostermeier_Odeon_©arno Declair_@loeildoliv

Tout commence par le spectacle inventé par Konstantin, ici, transformé en une caricature du théâtre contemporain, où le visuel (images projetées, décor et jeu minimalistes, animal ensanglanté à la Castellucci, etc…) prime sur un texte abscons. Ingénieusement, Thomas Ostermeier s’amuse des codes. Il oppose l’avant-garde, représenté par le jeune et sémillant Konstanstin, au conservatisme, incarné par sa mère, l’actrice adulée des foules,
et son amant, auteur reconnu. Il s’interroge sur l’art, ses formes, sa représentation.

Petit à petit, le maître allemand installe sa mouette, une petite sœur dépoussiérée, modernisée par rapport à celle imaginée par Tchekhov. Il lui donne vie en s’appuyant sur la traduction contemporaine, énergique, d’Olivier Cadiot. Il nous plonge dans cette maison de villégiature russe, qui, chaque été, accueille la célèbre comédienne Irina (fantastique Valérie Dréville), son fils Konstantin (troublant Matthieu Sampeur), son frère Sorine (fabuleux vieillard que celui de Jean-Pierre Gos), son amant, l’écrivain Trigorine (attendrissant et indécis François Loriquet). Dans ce lieu perdu, loin de la folie citadine, de la frénésie moscovite, les amours se font, se défont, les familles se déchirent, les drames s’inscrivent dans les cœurs, marquant à jamais les tristes destinées de nos protagonistes. Les conflits sociaux, la lutte des classes, l’égocentrisme des artistes, l’avarice de la bourgeoisie désœuvrée, la jalousie, l’envie, les amours contrariées, tous les thèmes évoqués par le dramaturge russe sont soulignés, sublimés par Thomas Ostermeier. Il les met au centre de cette Mouette innocente, cette sage et pure Lolita qui rêve de lumières de gloire et de passion et qui finira les ailes brûlées, carbonisées, le cœur asséché, vide, oubliée de presque tous.

la_mouette-5_Ostermeier_Odeon©Arno Declair_@loeildoliv

Avec virtuosité, le metteur en scène allemand emmène ses comédiens dans l’émotion à fleur de peau. Mêlant improvisations et jeux dirigés au cordeau, il les entraîne comme des combattants, chacun apprenant de l’autre, se collant au plus près des ses réactions. L’effet est éblouissant. Tout semble tellement réel, tellement vivant, vibrant. Mélodie Richard est une mouette délicate, fragile. Matthieu Sampeur, un Konstantin dense, torturé, éblouissant. Valérie Dréville, une femme enfant pathétique et burlesque. Bénédicte Cerutti, une Macha résignée mais pas vaincue dont la voix traînante amuse et séduit. Sébastien Pouderoux est un médecin Don juan qui oscille entre charlatanisme, charisme et pédantisme hilarant. Et Cédric Eeckhout, campe un professeur des écoles, aveugle et attendrissant.

Malgré les inserts politiques qui alourdissent un tant soit peu le propos, Thomas Ostermeier signe une Mouette d’une rare intensité qui séduit par son modernisme et sa justesse. Il sublime l’écriture de Tchekhov en l’inscrivant dans une actualité prégnante. Les mots résonnent et font écho à ce monde en perdition où la beauté est enlaidie, la pureté salie. Ainsi, entre rires et larmes, une réflexion sur l’avenir de notre société s’invite, insistante et insidieuse, nous touchant dans nos retranchements et nos interrogations… Magistral.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


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La mouette d’Anton Tchekhov
Odéon – Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Jusqu’au 25 juin 2016
Du mardi au samedi à 20H et le dimanche à 15h
Durée 2h30

Texte d’Anton Tchekhov
traduction d’Oliver Cadiot
adaptation et mise en scène de Thomas Ostermeier
avec Bénédicte Cerutti, Marine Dillard, Valérie Dréville, Cédric Eeckhout, Jean-Pierre Gos, François Loriquet, Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française, Mélodie Richard et Matthieu Sampeur
musique de Nils Ostendorf
scénographie de Jan Pappelbaum
dramaturgie de Peter Kleinert
lumière de Marie-Christine Soma
costumes de Nina Wetzel
création peinture de Katharina Ziemke

Crédit photos © Arno Declair

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