Couv_Passion 07_Natalie Dessay_Ryan Silverman_Erica Spyres_Theatre du Chatelet - Marie-Noelle Robert_@loeildoliv

Passion, à la folie… pas du tout

Fanny Ardant met en scène, au Théâtre du Châtelet, Passion de Stephen Sondheim.

C’est une passion sombre, délétère, sépulcrale, qu’ausculte avec beaucoup d’élégance Fanny Ardant. De son regard incendiaire, noir, elle scrute les âmes tourmentées, les visages enivrés d’amour et la folie qui transcende les actes et les élans du cœur. Elle décortique dans les moindres détails les mécanismes de la fièvre amoureuse, comment ceux qui consument les êtres, poussent dans les retranchements et conduisent inexorablement vers la mort. Pour intensifier son obscure vision, la comédienne s’appuie sur les talents théâtraux de Natalie Dessay, qui offre densité et une étonnante voix grave à son personnage. Charmé, troublé la plupart des spectateurs se laissent emporter par ce tourbillon tragique. Toutefois, certains resteront de marbre, dérangés par le parti-pris. Trop hystérique, Fosca semble dénaturée pour les puristes… Un écueil que d’autres laisseront de côté, séduits par la ténébreuse grâce qui se dégage de cet opéra moderne !…

Sur une scène nue, deux êtres batifolent. La flamboyante et très mariée Clara (lumineuse Erica Spyres) chevauche avec passion le très jeune, très célibataire et très beau Giorgio (rayonnant Ryan Silverman), militaire de son état. Leurs corps s’unissent avec ivresse, fougue. Leurs voix se mêlent et s’accordent avec fureur. Insouciants, ils vivent leurs amours intensément sans se soucier du lendemain. On est à Milan en 1860.
Promu capitaine, le jeune homme doit quitter à regret la capitale lombarde, les bras accueillants et chaleureux de sa maîtresse pour rejoindre sa nouvelle affectation dans le Nord de l’Italie.

Passion 08_Natalie Dessay_Ryan Silverman_Erica Spyres_Theatre du Chatelet_©Marie-Noelle Robert_@loeildoliv

Après des adieux déchirants, hanté par le minois aimé, il découvre un monde froid, triste. Fréquemment invité à la table du colonel (Shea Owens) qui commande la garnison, comme la plupart des autres gradés, il fait la connaissance de la chétive et maladive cousine de ce dernier, Fosca (lunaire Natalie Dessay). Femme sans grâce, laide, elle est considérée par le médecin militaire (Karl Haynes) comme hystérique. Ses cris perçants troublent la quiétude des lieux.

Derrière le visage émacié de la jeune femme, son regard fiévreux, une force étrange, une sensibilité exacerbée se dégagent. Quand sa santé le lui permet, à défaut de pouvoir vivre, aimer, elle s’enivre de romans, d’histoires d’amour enflammées. Loin des canons de beauté de l’époque, les cheveux tirés, sombres, noir corbeau, la silhouette courbée, maladive, Fosca appelle la sympathie du beau et sensible Giorgio. Petit à petit, le charme obscur, ténébreux, de ce petit bout de femme agit. Une relation étrange s’instaure, délétère. Fosca impose à Giorgio son amour démesuré. Gêné, le beau militaire est partagé entre agacement et pitié. L’amour démesuré de la souffreteuse jeune femme le brûle.

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Quand l’occasion de revoir sa bien-aimée se présente, plus rien n’est comme avant. Tel un sombre poison, la passion dévorante de la triste Fosca l’infecte, le contamine, l’intoxique. Plus taciturne, plus réaliste, Giorgio comprend que l’aventure qui le lie à la trop belle et trop vivante Clara, n’a aucun avenir. Sans attache, muté dans une autre garnison, le jeune homme devrait se sentir libéré de la tyrannie amoureuse, qu’elle soit lumineuse ou plus sombre. Trop tard… Touché par l’amour brûlant et sans faille de Fosca, il capitule et rejoint la jeune femme pour une unique et mortelle nuit.

En s’inspirant du film d’Ettore Scola, lui-même adapté du roman épistolaire d’Iginio Ugo Tarchetti, Stephen Sondheim et le librettiste James Lapine signent un « musical » intense et singulier qui tire plus de l’opéra tragique que de la comédie. Construit comme une parabole, la pièce commence par l’insouciance amoureuse pour finir dans les affres de la passion. Ici, pas de happy end, pas de mélodie entraînante, pas de decorum, pas de pas de danse superflu, juste les feux de l’amour qui consument l’âme, assombrissent les cœurs avant de les égayer. Structurée autour des lettres que s’écrivent les amants, l’œuvre est dense, unique. Composée d’un seul acte, écrite d’un seul jet, elle laisse la part belle aux voix, aux arias, aux envolées lyriques et polyphoniques qui séduisent et envoûtent.

La ténébreuse Fanny Ardant s’empare du sujet avec élégance et minimalisme. Elle concentre son énergie sur les trois protagonistes de ce triangle amoureux, sur leurs complexités, leurs personnalités. Les décors épurés, abstraits de Guillaume Durrieu jouant sur les tonalités de noir et de gris, soulignent cette approche et magnifient les somptueux costumes de Milena Canonero, attirant avec délicatesse l’œil sur nos amants maudits entraînés dans une spirale infernale, terrible, les conduisant tout droit au désespoir et à la mort.

Passion 05_Natalie Dessay_Erica Spyres_Ryan Silverman_Theatre du Chatelet_©Marie-Noelle Robert_@loeildoliv

Pour appuyer la théâtralité de sa mise en scène, la comédienne confie le rôle de Fosca à la soprano Natalie Dessay qui se glisse avec passion dans la peau de la maladive jeune femme. Si elle frôle parfois l’hystérie pure, elle nuance sa prestation en insufflant densité et profondeur à son personnage. Modulant sa voix, lui donnant une colorature plus grave, la cantatrice offre un nouveau visage à l’amour transi, plus sombre, plus sépulcral. Face à elle, l’éblouissante Erica Spyres irradie. Le contraste est frappant. Entre ces deux femmes diamétralement opposées, Giorgio a les traits et la voix ensorcelante de Ryan Silverman. Humain, sémillant, il incarne avec virtuosité un homme romantique touché en plein cœur.

Si la partition sombre, onirique, proposée par Fanny Ardant ne plaira pas à tous, elle séduira les plus sensibles. En accentuant la folie hystérique de Fosca, elle perd certaines nuances et tonalités de l’œuvre de Sondheim. N’en déplaise aux puristes, la proposition moins que complexe que l’original séduit par sa modernité, son élégance et sa grâce…

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


Passion 06_Natalie Dessay_Ryan Silverman_Theatre du Chatelet_©Marie-Noelle Robert_@loeildoliv

Passion de Stephen Sondheim
Théâtre du Châtelet
1, Place du Châtelet
75001 Paris
jusqu’au 24 mars 2016
du mardi au samedi à 20h et le dimanche à 16h
Durée 1h45 sans entracte

Musique et paroles de Stephen Sondheim
Livret de James Lapine
Direction musicale de Andy Einhorn
Mise en scène de Fanny Ardant
Décors de Guillaume Durrieu
Costumes de Milena Canonero
Chorégraphie de Jean Guizerix
Lumières d’Urs Schönebaum
Son de Stéphane Oskeritzian
Orchestre Philharmonique de Radio France
Avec Natalie Dessay, Ryan Silverman, Erica Spyres, Shea Owens, Karl Haynes, Michael Kelly, Nicholas Garrett, Franck Lopez, Damian Thantrey, Matthew Gamble, Tara Venditti et Kimy Mc Laren

Crédit photos © Marie-Noëlle Robert

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