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Dans la solitude des champs de coton, littérature sous acide

Casque sur la tête, le spectateur du Théâtre des Bouffes du Nord assiste à une étrange et intense représentation de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès.

Des mots qui déchirent le silence avec violence et âpreté, qui exhalent le désir, qui résonnent profondément en nos âmes, qui se heurtent, se blessent, qui brûlent et qui explorent la solitude de l’être humain, son incapacité à communiquer. C’est cela, le monde de Koltès, un théâtre viscéral, organique, universel et intime, qui s’approche au plus prés de l’homme, de la femme. Cette proximité, Roland Auzet l’a parfaitement intégrée à sa mise en scène réaliste et épurée. Dans un ballet des corps et des voix, il mêle public et comédiennes, extérieur et intérieur. L’effet est saisissant, bluffant. Porté par un duo détonnant et bouleversant – sublime Anne Alvaro, animale Audrey Bonnet – , le texte claque comme un chant désespéré, une litanie sombre dans le silence assourdissant d’un monde à l’agonie… Prodigieux !…

La critique. Dans le vestibule aux quatre vents, dans l’entrée glaciale du très beau Théâtre des Bouffes du Nord, un peu de moins de 200 personnes attendent, fébriles, casques sur les oreilles. Il est 21 heures. Un premier son étrange se fait entendre et transperce le silence. Il réveille les consciences, les âmes engourdies. Puis une voix s’élève. Les spectateurs s’agitent et cherchent, hagards, curieux, d’ou provient ce flot de paroles rauques. Certains se précipitent vers les fenêtres qui donnent sur le carrefour de la Chapelle, d’autres bravent le froid saisissant du dehors. Un temps, le désordre règne. Comme dans une ruche, le public entre et sort à l’envi, le plan Vigipirate, un temps aux oubliettes.

Audrey_Bonnet__Danslasolitude_©RenauddeLage_@loeildoliv

En face, sur le terre-plein, à la croisée des passages piétons, deux silhouettes, se font face. Entre les voitures nerveuses, les piétons interdits et le métro grinçant en arrière-plan, elles se cherchent, se jaugent et s’approchent avec lenteur. A gauche, veste blanche, le dealer ; à droite, tenue sombre, le client. Comme deux fauves, deux félins, les deux étranges protagonistes, les deux femmes, se reniflent, s’évaluent. Puis au regard, succède la parole. Le brouhaha de la ville en fond sonore, un dialogue fait de non-dits, de longues tirades s’engage. Il ne peut en être autrement. « A cette heure et en ce lieu », il ne peut être question que de commerce illicite.

L’idée de Roland Auzet est géniale,  brillante. En sortant du théâtre, en faisant en sorte que l’action de la pièce soit jouée dans un contexte réel, plausible, au cœur de la ville, donne encore plus de force au magnifique texte de Bernard-Marie Koltès. Puis, il y a ces voix, amplifiées par le filtre de la haute-fréquence, si proches, si lointaines, qui envoûtent et charment. Celle rauque, chaude, sensuelle, d’Anne Alvaro. Celle nerveuse, vive, au débit accéléré par le manque, d’Audrey Bonnet. On les écoute presque religieusement.

Les deux femmes se défient toujours. L’une tente de s’enfuir, l’autre la poursuit. Elles s’engouffrent toutes deux dans l’arène rouge, flétrie du théâtre. Dans un mouvement de foule, le public suit, côtoyant les deux comédiennes. Dans un silence morbide, dans une étrange pénombre, fantomatique, un à un, les spectateurs déroutés, déconcertés, s’installent. A nouveau, les deux voix se mêlent, s’entremêlent et se répondent. Puis ce sont les deux silhouettes qui apparaissent et reprennent leur combat acharné, leur rituel étrange où l’une veut acheter ce qu’a l’autre à vendre. Une nouvelle fois, les mots de Koltès frappent, cognent. Ils se déversent comme des torrents. Poétique, onirique, ils sont un terrible cri d’amour, une douloureuse plainte, un sombre constat. Ils parlent de solitude, de désir, de notre inaptitude innée à communiquer, échanger, commercer, du froid qui habite nos corps et nos cœur, de notre rapport à l’autre qui ne peut se solder que dans la violence et dans la brutalité.

Face à face, les deux comédiennes rivalisent de réalisme, de véracité, de virtuosité et d’intensité. Elles sont des rocs qui vacillent, des lames de fond qui jamais ne se brisent. Le texte semble transcendé par leur justesse, leur sincérité. Si réelles, tellement félines, perdues, qu’on dirait que Bernard-Marie Koltès a écrit pour elles.

Anne_Alvaro_Danslasolitude_©RenauddeLage_@loeildoliv

Leur diction implacable souligne la poésie des mots ciselés, choisis avec soin par le dramaturge, les phrases litaniques, crues, emplies de sa sombre vérité, le verbe puissant, violent, brutal, entaché de sa vision désespérée. C’est terriblement beau, profond, lyrique, bouleversant.

Anne Alvaro est une étonnante dealeuse. Cruelle, féroce, elle mord afin d’éviter les coups, avant de tomber vaincue, déchirante. Audrey Bonnet a la fébrilité des personnes en manque. Farouche, dure, elle a l’énergie du désespoir, la force des damnés. Vibrantes, les deux actrices habitent littéralement le texte, qui les laisse hébétées, exsangues. Les lumières revenues, les applaudissements ininterrompus, les bravos entonnés en chœur, auront bien du mal à les ramener à la réalité.

Quelle performance, quelle prestation, quel texte… Fascinant, magistral !…

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


 Danslasolitude_©RenauddeLage_@loeildoliv

Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès
Théâtre des Bouffes du Nord
37bis, Boulevard de la Chapelle
75010 Paris
Jusqu’au 20 février 2016
Du mardi au samedi 21 h
Durée 1h15 environ

Conception, musique et mise en scène de Roland Auzet
avec Anne Alvaro et Audrey Bonnet
Collaborateurs artistiques : Thierry Thieû Niang et Wilfried Wendling
Lumière de Bernard Revel
Costues de Nathalie Prats
Scénographie sonore de La Muse en Circuit, Centre national de création musicale
Régie générale : Jean-Marc Beau
Ingénieur du son Thomas Mirgaine
Elaboration du dispositif sonore Camille Lézer assisté de Pierre Brousses, Franck Gélie et Grégory Joubert

Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage

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