Léonard Matton © DJR

Léonard Matton, des maux, des réflexions et des craintes

Face aux dernières rumeurs et aux dernières directives sanitaires, Léonard Matton livre son Regard(s) lucide sur le monde d'aujourd'hui.

Depuis quelques jours que je vois fleurir les messages et les « communiqués » prévoyant pour la semaine du 15 décembre la réouverture de nombreuses salles, je m’inquiète du fait que « plus dure sera la chute ». Ces communiqués portent en eux un espoir magnifique : on sent que c’est une bouffée d’air frais qu’avalent toutes celles et ceux qui sont heureux·se·s de pouvoir montrer leur travail interrompu. C’est également, j’imagine, une campagne de communication destinée à imposer dans le public l’idée de la réouverture des salles, musées, cinémas, afin que le gouvernement n’ose faire machine arrière. Mais depuis deux jours que je me suis lancé dans l’écriture de ce texte, les craintes se précisent. 

À son habitude, la communication gouvernementale a distillé dans la presse, comme un effet d’annonce, des mises en garde. La courbe descendante des tests positifs et des morts quotidiens se redresse. Quoi de surprenant : toutes les boutiques ayant été rouvertes. Les célébrations de Noël et du Jour de l’An s’annoncent comme un catalyseur de la propagation. Nous verrons plus tard pour janvier. Et d’ici là ? 

Cette phase 2 du « déconfinement » prévoit de rouvrir les activités extra-scolaires, les musées, les cinémas et les salles de spectacles vivants. Si les chiffres ne sont pas atteints, est-ce que rien ne rouvrira ? Difficile de ne pas lâcher un peu de lest. Interdire à l’avance les déplacements pour les fêtes, comme en Italie ? Risqué… Tout rouvrir, comme espéré, en faisant fi des paliers annoncés ? Quel dédit vis-à-vis du process prévu ! La communication politique ne nous a pas habitué ces derniers mois à la contrition. Alors sera-ce une demie-mesure dont nous serons tenus responsables ? Comme d’habitude, suis-je tenté d’ajouter ? Cela semble, malgré la redondance, assez probable. Possible, en tout cas. Et quel secteur en pâtirait ? Les activités extra-scolaires, les musées, les cinémas et/ou les salles de spectacles ? 

Avec les vacances scolaires qui arrivent, les parents pourraient-ils être contraints à rester chez eux pour garder leurs enfants, à défaut de pouvoir les envoyer pratiquer une activité extra-scolaire ? Les politiques ont fait le choix du travail. Quant aux musées ? Ils pourraient maintenir un filtrage à l’entrée et des jauges basses, sans doute. Les cinémas ? Avec plusieurs séances par jour ils pourraient, soi-disant, répartir leur public sur la journée plus aisément durant les vacances (encore faudra-t-il des films qui ne sortent pas en streaming en même temps : cf. la décision de la Warner). Si cette phase 2 du déconfinement devait être amputée d’un seul secteur, ne serait-ce que pour l’exemple, il me semble tout à fait probable que les salles de spectacles seraient la première ligne.

Je ne cautionne pas cette idée. Cette éventualité n’est pas ici une question technique. Je ne suis pas infectiologue. La question n’est pas de débattre afin de déterminer si les spectateurs aérosolisent davantage que des fidèles dans les lieux de cultes lorsque celles/ceux-ci chantent ou psalmodient. La question que je me pose est d’ordre plus essentielle, motivée par cette terminologie du « non-essentiel », qui a agacé tant d’entre nous. À juste titre, à mon avis. 

Que signifie le simple fait de formuler cette idée ? De considérer comme envisageable le scénario d’une fermeture prolongée des théâtres ? De cette question en découle une suivante, plus esthétique ou métaphysique que politique : pourquoi avoir intégré l’acte artistique vivant à la catégorie des « activités culturelles extra-scolaires » ? Pourquoi le rapport à la voix démasquée, au corps humain, à une catharsis charnelle, ne serait-il pas aussi indispensable à notre essence que la religion ou la consommation ? Pourquoi ne pas avoir ouvert début décembre les salles de spectacle, après tout ? Aucun débat n’a vraiment eu lieu à ce sujet. Politique, j’entends. Le mot « culture » a été saupoudré de manière tellement aléatoire qu’il a surtout été remarqué par son absence. Ensuite, voici une autre question qui découle de la première : si la réouverture des salles se retrouvait décalée et basculée à la phase 3 du processus, cela signifierait-il que le spectacle vivant est, au même titre que le food and beverage, un bien à digérer… et à « expulser » ensuite ? 

Je veux être très clair ici : je plains absolument (davantage même que beaucoup d’artistes et de technicien·ne·s) les restaurateur·rice·s et les patron·ne·s de bar. En particulier leurs équipes intérimaires qui n’ont pas eu un filet comme les intermittent·e·s du spectacle (celles et ceux qui avaient la chance de ne pas être dans un « entre-deux » de l’intermittence ou n’étaient pas auteur·rice·s ou salarié·e·s).

L’idée qui se déroule ici, c’est que, si les annonces confirment mes craintes, la cause pourra sembler commune : la considération que le politique porte à la restauration depuis huit mois, c’est, d’une certaine façon, la même que celle qui est envisagée pour celles et ceux qui font de l’art vivant (théâtre, danse, chant, musique, cirque, marionnettes, etc). Je ne suis pas en mesure de parler des musées et des cinémas : le premier ministre dira s’ils sont dans cette même catégorie.

Nous le savons : les artisan·e·s de théâtre (artistes et technicien·ne·s) sont nombreux·ses (trop, au goût d’un tableur excel), et une partie pourrait mathématiquement disparaître sans impacter l’économie du secteur, voire diminuer les « charges » de l’État : il y aura toujours assez d’artisan·e·s du spectacle. Merci Malthus ! Mais le danger de cette pensée, c’est que l’art vivant devienne ainsi, dans l’esprit général, rien de plus qu’un divertissement des yeux et des oreilles ; au même titre qu’un dîner au restaurant serait un divertissement des papilles (personnellement, leur fermeture me touche davantage qu’une absence de divertissement). Et voilà que, tout comme Deliveroo et Ubereats permettent de se faire livrer la « production des restaurants » chez soi, on encourage à présent le streaming de productions de spectacle à regarder depuis son canapé. 

Est-ce désespéré ou désespérant ? Je ne sais pas encore, mais je sais que je peux, pour ma part, parler de cette « dématérialisation » qu’on nous désigne comme une solution ; je développe, pour mon prochain projet, une version « mise en web ». Cependant je la conçois peu à peu, depuis huit mois, et le sujet de ma pièce est le darknet : il y a là une cohérence réfléchie, fruit d’une volonté artistique. C’est même – oserais-je le dire ici – beaucoup plus difficile, chronophage et onéreux qu’une mise en scène scénique. Je prépare cette version par créativité artistique. Je ne fais pas du streaming par contrainte. 

Et je m’interroge : où est la vision politique ? Une vision du type de celle d’un gouvernement De Gaulle / Malraux, qui étendirent au spectacle vivant les mesures de l’intermittence, créées par le Front populaire pour les technicien·ne·s de cinéma ? Une vision à long terme, qui consistait à encourager une « sur-création », pour que surgissent, de manière incohérente et inattendue, des œuvres et des artistes qui n’auraient pas vu le jour s’ils·elles avaient été contraint·e·s par une économie « de marché ». Car c’est cela, l’exception culturelle : financer davantage… « au cas où ». 

Et c’est un peu comme les masques, les lits de réanimation, les professeurs, le personnel médical, etc : ne vaudrait-il pas mieux en avoir davantage… « au cas où » ? La « sur-dépense » artistique ne fut-elle pas une réussite à la gloire de la France ? Je ne parle même pas de vertu artistique : je ne parle que de vertu politique, dans laquelle la culture est vue comme un bien inquantifiable, et non comme une charge. N’est-ce pas ainsi que l’on fait société : lorsque l’on ne tente pas de prédéterminer ce qui sera adapté à telle ou telle partie de la population rangée dans une ? Ou coincée dans un rabbit hole ? La foi dans les formules mathématiques ? devrait avoir des limites. 

Si je crains la puissance des algorithmes, ce n’est pas pour leurs erreurs. C’est au contraire pour leur degré de précision et de justesse : car leur marge d’erreur se réduit. Néanmoins elle existera toujours, et donc surgit la question : que deviendra-t-il des personnes, dont probablement quelques artistes, qui composeront cette portion de plus en plus réduite, de plus en plus « en marge de la norme », hors des cases ? Des « anormaux » ? Je préfèrerais pour ma part que la vision politique soit ouverte au point d’inclure cette a-normalité. De l’inclure sans tableur excel, comme une donnée qui échappe au quantifiable, ainsi que de grands dirigeants ont su le faire auparavant. Je préfèrerais cela, plutôt que de subir cette vision politique qui nous contraint à « l’inexistence », à défaut de ne pas parvenir à inclure la culture dans une « économie de marché » : on en voit l’illustration actuellement. 

Nota bene : rappelons, s’il en est besoin, qu’à de rares exceptions près et de tous temps, la culture n’est pas rentable économiquement. Mais que ce qu’elle génère participe de la création d’une nation, peut-être tout autant sinon plus que l’économie. On connaît mieux Alexandrie que Tyr…  

Je souhaite ici simplement partager que, après avoir dit non au flux tendu – quitte à accepter de décaler de plusieurs mois ou d’un an les prochains projets – , je compte refuser la contrainte qu’on veut nous imposer. Pour ma part, je peux faire du Shakespeare immersif et rencontrer un certain succès public tout en suscitant en même temps des travaux universitaires – je dis cela sans vanité : j’ai eu des échecs coupables – , je peux travailler sur Strindberg avec une créatrice de mode espagnole, je peux monter un drame… écrit par Sacha Guitry. Une part de mon travail aime percoler depuis des années les « cases » qu’on veut assigner. Aujourd’hui je prétends que c’est le meilleur moyen de s’éviter le carcan qui s’annonce. Car tout va se réduire, si l’on n’agit pas fortement : beaucoup de directeur·rice·s de salles à qui j’ai parlé ces derniers jours m’ont dit qu’ils·elles ne rouvriraient pas avant janvier. Tant mieux, je crois : adoptons une vision moins court-termiste. Évidemment, la plupart de ces salles sont subventionnées, nationales, conventionnées, voire municipales. Mais pas seulement : des lieux privés, aussi, souhaitent laisser se dissiper le brouillard pour mieux rassembler les forces. 

Ce qui m’interroge, dans la volonté toute louable – ou l’urgence financière – qu’ont certains lieux de rouvrir coûte que coûte la semaine du 15 décembre, c’est le message que cela envoie. Cela clame haut et fort : « Nous sommes réactifs et pouvons l’être en très peu de temps ». Si peu de temps ? Qu’est-ce que cela veut dire du temps de création, du creuset de la contemplation nécessaire à un art vivant, de la médiation qu’il faut distiller dans les publics ? Que cela, aussi, devient « non-essentiel » ? Je crois que nous n’avons pas besoin de dire que nous sommes réactifs et créatifs.

Bref, une dernière pensée me vient logiquement : si le spectacle est traité comme la restauration, le spectacle ne devrait-il pas faire cause commune avec elle ? Avec ses propres moyens ?

Nous avons constaté ces mois-ci à travers des milliers de photos, sons, vidéos, que notre capacité de communication est énorme. Je me plais à imaginer que, quitte à être disruptif et « chevaucher le tigre », autant en profiter pour montrer que notre création est une action qui a le pouvoir d’être « essentielle ». « Every action’s a act of creation », comme le dit Hamilton. 

Il faudrait un personnage, bien sûr. Une figure. Un·e artiste de spectacle qui ferait de la restauration ou un·e restaurateur·rice populaire qui ferait du spectacle (pour le premier cas, seul Gérard Depardieu me vient en tête, et ce n’est peut-être pas une bonne idée). Sans étiquette politique, évidemment. Tou·te·s les artistes pourraient, à leur mesure, créer une forme qui le/la soutiendrait. Par conviction, par ironie, par colère, par joie, par désœuvrement, que sais-je encore ? Simplement créer. « Créer un ou des personnage·s » qui pèse, l’espace d’un temps, dans la balance démocratique. Juste pour voir. Et faire voir. J’imagine cette comédie : un « Philippe Etchebest président gueulant, sous des ors comme dans sa cuisine, sur des acteurs-ministres » ? Ne serait-ce pas soulageant ? C’est un scénario de fiction évidemment, cependant un sondage l’a désigné comme la personnalité avec laquelle les français·es aimeraient se confiner pour se régaler… 

Nous avons beau être des « intérimaires », des solitaires, des dispersés, nous avons beau travailler sans sécurité de l’emploi, nous avons beau paraître peu puissant·e·s, notre créativité, notre savoir-faire, et notre sens du compagnonnage sont des forces qui ne sont pas « secondaires » (et qu’est-ce qui est secondaire, depuis le premier confinement et sa mise en lumière des « bullshit jobs » ? RIP David Graeber). Nous ne sommes pas « non-essentiel·le·s ». La culture, tout comme la gastronomie, a un potentiel d’action qui, pardonnez l’expression, ne produit pas que de la merde. Il me paraît crucial que tou·te·s, nous en soyons conscient·e·s.

Léonard Matton, comédien et metteur en scène

Face à face d’après Ingmar Bergman, mise en scène de Léonard Matton.
Helsingør, d’après Hamlet de William Shakespeare, mise en scène de Léonard Matton.

Crédit photos © DJR

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