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Roberto Zucco, un épopée noire et poétique au plus prés de la folie meurtrière

La dernière pièce de Bernard-Marie Koltés, Roberto Zucco s'installe quelques jours au théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis.

Le corps apparaît, musculeux, massif, sombre. Ténébreux, candide, presque enfantin, le regard s’impose. C’est une âme déroutante, dérangeante, celle de cet homme errant sans but dans la nuit. Happé par une vie non désirée et absurde, guidé par des pulsions noires, funestes, Roberto Zucco nous entraîne dans les méandres d’une folie froide, insensible, dans les rues sombres et labyrinthiques d’un monde en perdition. Rejeton d’une société à la dérive, ange mortifère, il nous plonge dans un univers onirique et sordide de malheur et de misère sociale. Porté par une troupe disparate et inégale dont les atouts « phares » sont clairement Pio Marmaï, Luce Mouchel et Noémie Develay-Ressiguier, l’opéra noir imaginé par Richard Brunel, fourmille de tableaux qui accrochent l’œil par leur beauté brute, industrielle. Si, parfois, le magnifique texte de Bernard-Marie Koltès se noie dans l’esthétisme cru de la trop riche scénographie, sa fulgurance et sa poétique bestialité finissent toujours par réveiller nos consciences avec force et justesse. Bien qu’éprouvante, dense et stupéfiante, l’expérience est à tenter.

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Tout commence dans une salle plongée dans l’obscurité la plus totale. Des bruits métalliques, des pas qui résonnent dans le silence, viennent troubler la quiétude du moment. Deux silhouettes apparaîssent sur une coursive. Les faisceaux de leurs lampes scrutent les lieux. Puis des projecteurs sillonnent l’espace, traquent les ombres, aveuglent les spectateurs. La tension est palpable.

On est en milieu carcéral. Les deux hommes sont des surveillants de prison. Suspicieux, ils pressentent une évasion. Dans les rayons lumineux, une forme massive se découpe, celle de Roberto Zucco (fascinant Pio Marmaï). Mis sous les verrous pour avoir assassiné son père, le jeune homme ne supporte pas l’enfermement. Il a un besoin vital de liberté, d’air pur. Sous les yeux stupéfiés des deux gardiens, il s’échappe. Commence une course-poursuite effrénée à l’issue fatale, jonchée de meurtres froids, de cadavres sanglants, de rencontres insolites et de familles brisées aux liens distendus.

Au plus près de cet être étrange au corps musculeux et à la tête d’enfant, on vit au rythme des errances de son esprit. Troublant, charismatique, l’homme s’enfonce petit à petit, perd pied, déraille. Ange funeste errant dans la misère du monde, il se nourrit du malheur des autres. Sa vie lui échappe, happée, avalée par cet univers de souffrance, de violence. Fruit d’une société à bout de souffle, il sème l’amour dans le cœur des femmes, la compassion dans celui des hommes, et la mort au hasard de ses pulsions incontrôlées. De sa présence électrique, il bouleverse les vies de ceux qui le croisent, de sa mère (étonnante Évelyne Didi) qu’il finit par étouffer dans une étreinte poignante, emplie d’amour et de tendresse, de la gamine (fabuleuse Noémie Develay-Ressiguier), jeune fille paumée, dernière-née d’une famille singulière et brutale, à qui il vole sa virginité. Amoureuse transie et trahie, elle finira par le dénoncer. La Dame élégante (épatante Luce Mouchel), sans illusions, voit, quant à elle, une échappatoire à sa triste vie dans sa rencontre avec Roberto Zucco.

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Inspirée d’un fait réel qui a marqué les esprits dans les années 1980, la pièce de Bernard-Marie Koltès, affranchie du contexte de l’époque, perd sa dimension scandaleuse, mais gagne en profondeur et force. Effectivement, comment ne pas voir dans cet homme sans foi ni loi, poussé par une folie meurtrière, froide et sans raison, un écho aux terribles événements qui touchent notre pays, à l’absurdité du monde qui nous entoure.

A l’instar de Roberto Zucco, la mise en scène de Richard Brunel est un tourbillon incessant, une course démente. Utilisant l’ingénieuse scénographie imaginée par Anouk Dell’Aiera, faite de panneaux mobiles, transparents ou grisés, tachés de sang ou d’encre, il orchestre un véritable ballet onirique, angoissant et sinistre, redessinant à loisir les espaces, les lieux de rencontres, scrutant sans concession la misère humaine dans ce qu’elle a de plus vil. On passe, en un battement de cils, de l’appartement familial aux rues glauques du petit Chicago, d’une salle d’interrogatoire à un jardin public. Esthétiquement réussi, l’effet est trop prenant et finit par étouffer le magnifique texte de Koltès. Crus, brutaux, violents, les mots du dramaturge ressurgissent finalement avec intensité dans les tableaux les plus simples, quand le temps semble suspendu.

Bien sûr, ce chaos est à l’image de ce qui se passe dans la tête de ce tueur sans âme. Il se calque sur ses humeurs, sur sa recherche désespérée de repères. Face aux deux personnages qui le troublent, la gamine et la femme élégante, il se calme un temps avant de repartir, imprévisible, vers une sombre fin, inéluctable. Toutefois, la surenchère d’éléments visuels perturbe la lecture et la compréhension de la pièce.

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Dans l’univers choral voulu par Richard Brunel, des dissonances se font entendre. Pio Marmaï est parfaitement taillé pour le rôle de Roberto Zucco. Son visage d’ange, son regard d’adolescent romantique, sa démarche animale et sa silhouette massive siéent parfaitement au personnage. La voix juvénile, le jeu fébrile, il emmène le spectateur dans un monde poétique et noir de toute beauté. Evelyne Didi est épatante en père apeuré et flamboyante en mère maquerelle. Luce Mouchel campe avec justesse et ironie la femme élégante. Insensible, elle crée le malaise et souligne parfaitement la cruauté du texte de Koltés. Fragile et impétueuse, Noémie Develay-Ressiguier donne une étonnante vitalité à la Gamine. Terriblement vibrante, humaine, elle est la colonne vertébrale de cette adaptation un rien bancale. Malheureusement, le reste de la troupe n’est pas à la hauteur. Son interprétation chaotique brouille un peu plus l’ensemble et empêche une immersion totale dans la pièce.

Bouleversé par la tragédie humaine qui se joue devant nos yeux, troublé par des images mêlant noirceur et onirisme à jamais gravées dans sa mémoire, asphyxié par cette fable humaine et mortifère, le public ressort groggy de cet étrange spectacle. Certains sont subjugués par la beauté de l’ensemble, d’autre plus circonspects devant l’orgie visuelle et l’impression d’avoir manqué le rendez-vous avec les mots de Koltès… Toutefois, l’expérience se doit d’être vécue… sans hésitation !…

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


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Roberto Zucco De Bernard-Marie Koltès
Centre dramatique national de Saint-Denis – Théâtre Gérard Philippe
59, bd Jules Guesde
93207 Saint-Denis
Jusqu’au 20 février 2016
Du lundi au samedi à 20h Dimanche à 15h30 Relâche le mardi
Durée : 1h40

Mise en scène de Richard Brunel assisté de Louise Vignaud
Avec Axel Bogousslavsky, Noémie Develay-Ressiguier, Évelyne Didi, Nicolas Hénault, Valérie Larroque, Pio Marmaï, Babacar M’Baye Fall, Laurent Meininger, Luce Mouchel, Tibor Ockenfels, Lamya Regragui, Christian Scelles, Samira Sedira, Thibault Vinçon
dramaturgie de Catherine Ailloud-Nicolas
scénographie d’Anouk Dell’Aiera
lumières de Laurent Castaingt
costumes de Benjamin Moreau
son de Michaël Selam
coaching vocal de Myriam Djemour
conseil accrobatie de Thomas Sénécaille
coiffures et maquillages de Christelle Paillard

Crédit photos © Jean-Louis Fernandez

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