Algérie en ligne de fuite

A Avignon, Alexandra Badèa met en mots, en lumières le massacre du 17 octobre 1961.

Ne pas oublier, se souvenir, en plongeant dans les évènements tragiques de la nuit du 17 octobre 1961, où des algériens qui manifestaient pacifiquement ont été battus à mort puis jetés dans la Seine, Alexandra Badéa continue le long devoir de mémoire d’une Française naturalisée. Plongeant dans les zones d’ombre de son pays d’adoption, elle signe une pièce fragile, touchante, un brin didactique, mais qui a le mérite de mettre en lumières les oubliés, les effacés de l’histoire. 

Devant son ordinateur, Alexandra Badéa écrit une lettre à une inconnue. Enfin, une jeune femme croisée un soir dans un bar, qu’elle n’a jamais revu, mais qui dans un moment d’égarement lui a confié son passé, celui de ses parents, de sa famille. Ce récit de vie s’est ancré dans le cœur de l’auteure, dans son esprit. Lors de la cérémonie de naturalisation en 2013, qui a fait d’elle une française, quand on lui a recommandé spécifiquement d’assumer l’histoire de son pays d’adoption avec ses moments de grandeur et ses zones d’ombres », tout lui est revenu en mémoire. 

Une jeune femme (Sophie Verbeck) en pleine déprime, suicidaire, est hospitalisée. Elle est suivie par un thérapeute (Kader Lassina Touré). Elle lui conte ses rêves, où un couple fait l’amour, s’aime passionnément. Mais tout ne parait pas si simple. C’est derrière un tulle transparent, dans un espace suspendu que cette histoire parallèle se joue. Au fil de l’analyse, des images se dessinent celle d’un passé enchevêtré dans son ADN, dans son sang, des destins d’êtres blessés s’esquissent. Les visages de cet homme, de cette femme, lui semblent familiers, bien que totalement étrangers. Par touche, le puzzle mental va se reconstituer. 

Ils sont ses grands-parents paternels. Elle (intense Madalina Constantin), pied-noir, a dû fuir l’Algérie de son enfance quand la guerre d’indépendance à éclater. Lui (épatant Amine Adjina), Algérien, l’a suivie, ne pouvant pas se passer d’elle, de son amour. Malgré les interdits, les différences, la passion incandescente les enflamme, les unit semble-t-il pour l’éternité. L’éloignement, le déracinement, l’horreur des combats, des massacres, tout va insidieusement éloigner ce Roméo et Juliette des temps modernes. Mais l’amour sera-t-il plus fort que leur identité ? La nuit du 17 octobre 1961 va être décisive. La répression policière sanglante, ce soir longtemps passé sous silence, aura-t-elle raison de leur vie, de leur histoire, de leur couple ?

Entremêlant l’intimité d’une famille à la grande histoire, Alexandra Badéa plonge dans les méandres d’un passé douloureux, violent, celui de l’un des pires massacres de l’histoire contemporaine française, longtemps gardé sous silence. De sa plume limpide, de son écriture dense, riche de toute la documentation qu’elle a étudiée, l’auteure et metteuse en scène cherche par tous les moyens la résilience, le droit à pardonner. Et c’est peut-être dans cette démarche parfois trop explicative que le propos devient par trop didactique.

Heureusement de belles fulgurances viennent emporter le spectateur dans les tréfonds de la mémoire, au cœur d’une chair blessée par une histoire collective autant que personnelle. Si quelques ajustements sont nécessaires pour donner plus de corps, plus de rythme à l’ensemble, le travail d’Alexandra Badéa pour ne pas oublier l’innommable, est clairement à saluer.

Olivier Fregaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Avignon 


Points de non-retour (Quais de Seine) d’Alexandra Badéa
Festival d’Avignon 
Théâtre Benoit XI
12, rue des teinturiers
84000 Avignon 
Jusqu’au 12 juillet 2019
Durée 1h50

mise en scène d’Alexandra Badea 
Avec Amine Adjina, Alexandra Badea, Madalina Constantin,Kader Lassina Touré, Sophie Verbeeck et avec les voix de Patrick Azam et Corentin Koskas
Dramaturgie de Charlotte Farcet
Scénographie et costumes de Velica Panduru
Lumière  de Sébastien Lemarchand assisté de Marco Benigno 
Son de Rémi Billardon
Collaboration artistique Amélie Vignals assistée de Mélanie Nonnotte
Construction du décor d’Ioan Moldovan

Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage

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