Philippe Torreton, héros antique pour fable moderne

Actuellement, Philippe Torreton est au Théâtre du Rond-Point dans J’ai pris mon père sur mes épaules de Fabrice Melquiot, mis en scène par Arnaud Meunier.

Père d’Énée dans cette version contemporaine du mythique poème de Virgile, revisité par Fabrice Melquiot et mis en scène par Arnaud Meunier, Philippe Torreton fait vibrer les maux des invisibles, des exclus d’une société consumériste. Habité par ce rôle qui le touche au cœur, il revient le temps d’un café sur cette expérience chorale actuellement à l’affiche du théâtre du Rond-point. 

Le temps est à l’orage. Le ciel est gris. À Saint-Etienne, en ce mois de décembre frisquet, les répétions de J’ai pris mon père sur mes épaules sont en cours à la Comédie. C’est avec fougue que Philippe Torreton s’est lancé dans ce projet qui fait la part belle à 8 comédiens. « J’aime beaucoup l’idée, confie-t-il en préambule, que nous ayons chacun une part à défendre, qu’il n’y ait pas contrairement aux pièces plus classiques de rôles plus importants que d’autres, cela permet d’installer les personnages qui constituent cet aréopage d’amis et au spectateur de prendre le temps d’entrer dans les pensées de chacun d’entre eux. » Loin de Cyrano ou d’Hamlet, l’acteur plonge ici dans une épopée sociale où les protagonistes vivent d’expédients de quelques subsides de l’état. Démunis, en marge d’une société qui les a abandonnés, ils n’ont que l’amitié comme seul bien « Comme dit Enée, Maurin Ollés, mon fils dans la pièce, raconte-t-il, on est des confettis dans la main d’un géant. J’aime énormément cette image, elle est très parlante. »

Toujours en quête de nouvelles expériences, de textes qui le font vibrer, Philippe Torreton s’interroge en permanence sur son métier, sur les raisons qui l’ont mené sur le chemin du théâtre, du cinéma, de la comédie. « Aucune réponse ne me satisfait vraiment, explique-t-il. Et pourtant, j’y ai pas mal réfléchi. J’ai écrit quelques livres autour de cela. Au départ, la découverte du théâtre n’avait rien à voir avec une envie. Je n’avais qu’une vague notion de ce que c’était. J’habitais avec mes parents en Normandie, dans la banlieue de Rouen, à Grand-Quevilly. J’étais en cinquième, j’avais 12 ans. J’étais un élève timoré, solitaire et taiseux, au point que cela inquiétait mon prof de Français, monsieur Désir, qui a conseillé à mes parents de m’inscrire à son club de théâtre. » Embrigadé à son corps défendant, l’adolescent prend un grand plaisir à traverser un collège vide le mercredi après-midi, à côtoyer les grands de quatrième, de troisième, qui lui parlent d’égal à égal, à discuter avec les jolies filles, qui deviennent ses copines. « J’avais l’impression, se souvient-il, d’avoir une vie parallèle, d’appartenir à un monde à part, différent, de faire partie d’une famille. J’aime toujours autant, cet aspect-là de la vie qu’impose le théâtre, de faire partie d’une troupe, d’être toujours en décalage avec les autres, de rencontrer à chaque spectacle de nouvelles personnes. J’adore vraiment. » Passant des plateaux de cinéma, de télévision, aux planches, Philippe Torreton se plaît à multiplier les expériences. Cet équilibre entre 7e art et théâtre lui est nécessaire. Avec J’ai pris mon père sur mes épaules, c’est une nouvelle aventure qui s’ouvre à lui. « C’est la première fois, raconte-t-il, que je joue avec des personnes avec lesquelles je n’ai jamais travaillé auparavant. C’est tout nouveau, j’adore cette sensation. On doit se greffer les uns aux autres s’apprivoiser pour que sur scène, on porte haut le texte. »

Amoureux des mots, le comédien choisit ses projets en fonction du fond et de la forme. Les deux sont indissociables, fondamentaux. « Ce que raconte la pièce m’importe profondément, explique-t-il. Je ne pourrais pas jouer si le sujet ou la façon dont il est traité m’ennuyait. Le théâtre, c’est trop de travail, trop de temps passé, trop d’éloignement vis-à-vis de sa famille pour se mettre au service d’une œuvre dont on ne voit pas la finalité. Je peux sans problème jouer des personnages immoraux, arrogants ou médiocres, mais il faut que cela fasse sens, que le propos, le message qu’il transmet en dénonce toute la perversion, en condamne les actes. » Ayant eu l’occasion en 2003 de voir à la Comédie-Française, avec ses enfants, Bouli Miro de Fabrice Melquiot, monté par Christian Gonon, Philippe Torreton avait hâte de lire le texte que lui avait commandé Arnaud Meunier, le directeur de la Comédie de Saint-Etienne. « A l’époque, sa plume m’avait beaucoup touché, raconte-t-il. J’avais été particulièrement sensible au mélange subtil de grâce, de poésie, de pathétique, de rêve et de drôlerie, qu’il instille dans ses textes. Dès les premières pages de J’ai pris mon père sur les épaules, j’ai retrouvé cette patte, cette belle sensation. J’ai toute suite était séduit par l’histoire, par les personnages. » Conquis par les mots du dramaturge, sa manière de passer de l’intime à l’universel, de rassembler les gens autour d’un texte, le comédien, habitué des classiques, semble emballé à l’idée de se frotter de nouveau au théâtre contemporain, un an après Bluebird de Simon Stephens, mis en scène par Claire Devers. « Par goût personnel, par manque de curiosité aussi des personnes qui me proposent des projets, avoue-t-il, on m’associe facilement au grand rôle du répertoire. Je leur ai aussi mâché le travail en clamant partout que je rêvais d’incarner Richard III et Dom Juan, notamment. Je n’ai clairement pas envoyé de signaux vers le théâtre contemporain exprimant mon envie de m’y confronter. »

Générale J'ai pris mon père... HD_@Sonia Barcet016_@loeildoliv

Évidemment quand Arnaud Meunier, dont il n’avait entendu que du bien par Rachida Brakni, qui venait de terminer la tournée de Je crois en un seul dieu, seul-en-scène qu’il avait mis en scène, l’a contacté pour jouer dans sa nouvelle création, l’artiste avide de nouvelles sensations était particulièrement heureux, d’autant qu’il retrouve au plateau la comédienne. De loin en loin, les deux artistes se suivent depuis un moment, se cherchent. Souvent programmés à la Comédie de Saint-Etienne, les deux hommes se sont approchés, ont discuté de leurs projets, de leur désir. « J’aime répondre à une demande, raconte Philippe TorretonNon que je n’ai pas d’envies, mais comme elles viennent de moi, elles m’enferment symboliquement parlant dans ce que j’imagine de moi. Or, rien n’est plus beau que lorsque quelqu’un vient nous dire qu’il nous voit différemment de ce que l’on pense dégager. Pour se dépasser, il faut répondre aux désirs des autres et ne pas imposer les siens. »


L’ambiance sur le plateau est bon enfant. Les répétitions vont bon train. Chacun des acteurs appréhende son rôle, se familiarise avec le travail de ses partenaires. « C’est vraiment très agréable, raconte le comédien, de travailler dans ces conditions. L’équipe est vraiment formidable. Techniciens et artistes sont tout le temps au plateau, ce qui fait qu’à chaque nouvelle idée, on concrétise tout de suite pour voir si cela fonctionne. Les choses se font simplement et naturellement. Arnaud est très ouvert à toute proposition. Il a un vrai regard sur nous. On peut lui faire confiance. » Porté par l’effet de troupe, par la choralité de la pièce, chacun a une partition qui pour qu’elle fonctionne doit s’imbriquer parfaitement dans celle des autres. Tous sont au service de l’écriture. « Sans mauvais jeu de mots, s’amuse-t-il, même si Énée est quasiment tout le temps sur scène, personne ne tient la pièce sur ses épaules. » 

Personnalité engagée, Philippe Torreton a décidé depuis un peu plus d’un an de ne plus intervenir dans le débat public sauf sur les questions écologiques. « Je ne veux plus m’intéresser à la politique nationale du quotidien, confirme-t-il, j’estime que les enjeux climatiques sont tels que tous les engagements autres n’ont plus de sens. Évidemment, que les gens ont de graves difficultés, qu’ils ont de plus en plus de mal à s’en sortir, mais malheureusement, il y a des problèmes supérieurs. Par ailleurs, je n’ai jamais cherché à ce que mes prises de paroles se poursuivent sur scène. Ça ne voudrait rien dire. Le théâtre se suffit à lui-même. Par définition, c’est un engagement. Il y a quelques choses de politique au sens originel du terme. Toutes les pièces, en général contiennent des messages, ont des choses à dire. Forcément, il y a des choses qui entrent en résonnance avec mes propres idées, mais cela n’a jamais guidé mes choix. »

Générale J'ai pris mon père... HD_@Sonia Barcet049_@loeildoliv

Cancer, rapports filiaux, attentats, paupérisation de la société sont au cœur de la pièce écrite par Fabrice Melquiot. Très ancrée dans le quotidien, elle aborde avec beaucoup d’intelligence, les points brûlants de l’actualité. « C’est toute la beauté de J’ai pris mon père sur les épaules, commente-t-il. Avec beaucoup de finesse, on y fait le constat que ce sont les plus pauvres qui vont payer en premier tous les dérangements climatiques. Que seule, l’amitié reste. On est tous unis face au drame. C’est ce lien, cette solidarité qui fait fi des défauts qui nous sauve. Dans la pièce en tout cas, mais c’est aussi tout l’enjeu de nos sociétés. On ne s’en sortira que si on accepte d’être là pour les autres. » Pour s’en convaincre, foncez au théâtre du Rond-Point, laissez-vous enivrer par cette œuvre poétique parfaitement ciselée par Arnaud Meunier et séduire par le jeu virtuose de Philippe Torreton et de ses partenaires.

 Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Saint-Etienne


Jusqu’au 10 mars 2019, Philippe Torreton est au Théâtre du rond-point dans J’ai pris mon père sur mes épaules de Fabrice Melquiot, mis en scène par Arnaud Meunier.

Crédit portrait © Stéphane de Bourgies / crédit photo © Sonia Barcet

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