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Déborah Lukumuena, une anguille vibrante pour incarner les invisibles

Au TGP, Guillaume Barbot adapte le roman d'Ali Zamir et offre à Déborah Lukumuena son premier rôle au théâtre.

Engloutie dans les eaux froides de l’Océan indien, une jeune comorienne, rêvant d’un ailleurs meilleur, remonte le fil de ses souvenirs et conte son histoire d’exilée. Adaptant Anguille sous roche d’Ali Zamir, prix Senghor 2016 du premier roman francophone, Guillaume barbot invite à entendre le dernier souffle de vie de cette migrante porté par l’extraordinaire Déborah Lukumuena. Une révélation.

Le fracas des vagues, un jour de tempête, résonne dans la salle. Des éclairs zèbrent la scène plongée dans le noir. Une silhouette de jeune femme apparaît par intermittence, droite, immobile. Dans un dernier cri, une dernière expiration avant de s’enfoncer dans les eaux noires d’une mer déchaînée, elle conte son histoire, les raisons qui l’ont amenée à embarquer sur un kwasa-kwasa, bateau de fortune surpeuplé, pour quitter son île natale d’Anjouan, dans les Comores, afin de rejoindre Mayotte, terre d’exil, d’un avenir forcément meilleur.

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Naïve, Anguille (lumineuse Déborah Lukumuena), 17 ans, vit dans un village de pécheurs. Adolescente comme les autres, elle va au lycée, s’amuse, insouciante. De sa mère, elle n’a que peu de souvenirs. Elle est morte, il y a quelques temps. Son père, Connaît-tout, homme autoritaire, strict, l’élève avec sa sœur jumelle, la fureteuse Crotale. Langue bien pendue, volonté de fer, Anguille sait ce qu’elle veut. Elle rêve de tomber amoureuse, terme qu’elle n’aime pas. Il lui paraît trop dur, violent. Pas romantique pour un sou, elle ne veut pas de ces « femelettes », ces copains de classe. Elle veut un homme, un vrai, et jette son dévolu sur un ami de la famille, Vorace.

Bâti comme un dieu, grand, fort, il a tout pour lui plaire. Un regard, un geste, et c’est le coup de foudre. Délaissant ses études, elle plonge dans les délices de la passion, des rapports sexuels. Ne pense plus qu’à ces cinq à sept qui s’étirent à l’envi, à déjouer la surveillance de sa famille. Insouciante, elle ne pense pas au pire. La grossesse, l’abandon, la honte de la famille, le rejet. Pas le choix, c’est une battante. Il est temps de vivre, de fuir ce pays, de migrer pour un monde meilleur. Anjouan n’est finalement qu’à quelques encablures de Mayotte. Le drame, lui aussi, n’est pas si loin. Il arrive accompagnant la mort de son cortège musical, tonitruant, vrombissant.

S’emparant de ce drame humain, ciselé par la plume colorée, simple, poétique d’Ali Zamir, Guillaume Barbot invite le spectateur à plonger au plus près de la tragédie, à sentir les morsures glacées de l’eau, le souffle de plus en plus tenu de la Comorienne. S’appuyant sur la très belle et aquatique scénographie signée Justine Bougerol, sur le jeu de clair-obscur, de lumière de Kelig Le Bars qui dessine magistralement la silhouette massive, le visage expressif de la jeune comédienne, il donne la parole à tous ceux qui n’en ont plus, tous ceux qui fuient leur pays, la misère, la barbarie, la rigidité d’un droit séculaire, inhumain, tous ceux morts noyés pour un peu plus de liberté, pour une vie un tant soit peu meilleur.

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Toute la force de ce récit, fougueux, vif, terrible, explose grâce à l’interprétation de Déborah Lukumuena, soulignée par les musiques jouées en direct par  Pierre-Marie Braye-Weppe et Yvan Talbot. Auréolée du César du meilleur second rôle féminin en 2017 pour Divines, la jeune comédienne, qui irradie de sa personnalité détonante, de son franc-parler, Les Invisibles, le dernier long-métrage de Louis-Julien Petit, actuellement sur les écrans, brûle littéralement les planches. Pour ses premiers pas au théâtre, c’est une révélation. Vibrante, humaine troublante, la voix claire, le verbe haut, elle incarne avec un naturel confondant, cette Anguille sous roche, cette oubliée d’un monde égocentré qui n’a que faire des autres. Bouleversant, prenant, sublime !

Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


Anguille sous roche de Ali Zamir
TGP – salle Mehmet Ulusoy
59, Boulevard Jules Guesde
93200 Saint-Denis
Jusqu’au 27 janvier 2019
du lundi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h00, relâche le mardi
durée 1h30

Adaptation et mise ensuite scène de de Guillaume Barbot
Avec Déborah Lukumuena, et les musiciens Pierre-Marie Braye-Weppe, Yvan Talbot
Scénographie de Justine Bougerol
Lumière de Kelig Le Bars
Son de Nicolas Barillot
Costumes de Benjamin Moreau
Regard chorégraphique de Bastien Lefèvre
Maquillage de Judith Scotto
Assistanat à la dramaturgie Patrick Blandin
Stagiaire à la dramaturgie Nine Gellé

Le texte est publié aux éditions Le Tripode.

Crédit photos © Pascal Victor/ArtcomPress

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