Entre farce noire et théâtre d’anticipation, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano explorent dans Monde nouveau les formes contemporaines de l’aliénation. En immersion dans les répétitions, deux des trois sociétés d’anticipation qu’ils ont imaginées. Traversées par des rythmes contraires et des tensions que de subtiles variations modifient, elles esquissent un théâtre de la friction, de la perte, de la mutation.

Au plateau, ils sont sept. Cheveux coupés au carré, vêtements monotones et passe-partout, ils arpentent la scène en travers et en diagonale. Aujourd’hui, le tapis de sol est blanc, demain, il sera gris, plus conforme à l’esthétisme souhaité par Nathalie Garraud. Dans la salle, l’auteur veille, texte en main, la metteuse en scène peaufine les réglages avec les créateurs son, lumière, scénographie et les techniciens. L’ambiance est chaleureuse, mais studieuse. Si le temps est à la recherche, les idées sont là, prêtes à se concrétiser sur scène.
Deux mondes en miroir, deux régimes sonores
Le noir se fait. Les premières notes du Clavier bien tempéré de Bach joué par Glenn Gould rompent le silence. Les corps commencent à se mouvoir suivant la rythmique imposée par cette partition presque mathématique, où chaque note semble dictée par une pulsation implacable. La musique se répète, les gestes, quasiment robotiques, aussi. L’ordre et la contrainte s’imposent. Ne plus penser à ce que l’on fait, se conformer à un taylorisme social, devenir un automate et se surprendre à rêver d’un ailleurs. Dans cette atmosphère aseptisée, les comédiens avancent, reculent, se laissent absorber dans une chorégraphie normée.
La cadence change. Les corps, eux, restent fidèles à une même partition, à une mécanique d’actions répétées. Mais l’effet – l’affect – n’est plus le même. Aux harmonies baroques succèdent des textures électroniques de Nathan Nish extraites de Future Representation. Une matière sonore dense, saturée, instable. Les gestes restent les mêmes, mais leur tempo vacille. Ce qui était mécanique devient organique, traversé de tensions. « Chaque monde a sa propre logique, son propre régime sonore et temporel », explique Nathalie Garraud. « Ce que je cherche, c’est à faire apparaître la logique de formatage des corps et des esprits sans que ce soit découpé. Trouver le point de jonction entre le mouvement et le langage. »

Chaque musique ne vient pas illustrer un monde, mais plutôt produire un régime d’existence. Elle sculpte les corps différemment. Elle impose un rapport au temps, à l’espace, à l’altérité. Ici le théâtre se fait modulation, accélération et dérèglement sensible.
Des figures standardisées, entre starter packs et Kafka
Les comédiens, souvent masqués, aux gestes précis jusqu’à l’artificialité, évoquent des Sims, ou des Playmobils. Des personnages de fiction standardisés à l’extrême. « Il y a un seuil d’objectivation de l’être humain qui est très puissant, note Olivier Saccomano. Tous les personnages s’appellent K, comme chez Kafka, dont on s’est beaucoup inspiré. Et chaque interprète en incarne une trentaine. »
Nathalie Garraud enchaîne, « Au sol, il y aura certainement devant chaque comédien et comédienne, des costumes qui vont s’aligner comme dans un gigantesque starter pack, prêts à être activés selon les rôles. Mais l’idée de commencer par des tenues neutres comme s’ils étaient nus, car c’est à ce moment-là que l’humain est dans son apparente neutralité, est déjà une simulation. » Les corps sont des supports, les identités des assemblages. Tout devient interchangeable. Ce théâtre ne raconte pas, il modélise et met en crise les formes, les cadres, les codes.
Farce noire et vertige politique
Loin du réalisme, les deux artistes cultivent une esthétique de la farce noire, nourrie de Kafka, d’Alice au pays des merveilles, de Mark Fisher ou de Hartmut Rosa. Une fable d’anticipation ? Pas tout à fait. Plutôt une dissection de l’aujourd’hui, à travers les accélérations du néolibéralisme et les logiques de dissociation induites par le numérique. « Il y a quelque chose qui brûle, au-delà de la planète, dans les rapports sociaux, les individus », souligne Nathalie Garraud.
La création se fait dans une forme de tension bienveillante, d’aller-retour permanent entre le texte et le jeu. L’un écrit, l’autre met en scène, mais toujours à deux voix. « On ne sait plus très bien de quoi le dispositif est le fruit, à part de ce dialogue constant entre la page et la scène », reconnaît Olivier Saccomano. Rien n’est figé, ni les textes ni les gestes.

C’est dans ce va-et-vient que Nathalie Garraud déploie une méthode de travail singulière. Elle ne cesse de passer de la salle au plateau, interrompt une scène, traverse l’espace, ajuste un rythme, une intention, puis redescend aussitôt pour observer l’effet. Ces allers-retours constants, ces « stop and go », sont le cœur battant de sa direction. Elle cherche le bon endroit de travail, celui où le geste devient juste, où la parole s’incarne, où une vérité, même fugace, affleure. Besoin d’être sur scène pour sentir, avec acuité, ce qui résiste chez un·e comédien·ne, identifier les nœuds, tenter de les déverrouiller. Car c’est là, dans cette proximité physique avec les interprètes, que peut surgir l’intuition juste.
Le collectif avant tout
Cette dynamique collective implique tous les membres de la troupe, fidèles pour la plupart depuis des années. « Le protocole de recherche implique l’ensemble des corps de métier tout le temps », affirme Nathalie Garraud. Lumière, son, scénographie, costume, tout s’élabore de façon transversale, dans une pensée partagée. « On a le sentiment de grandir ensemble, même dans notre rapport à notre art. Une œuvre, ça se construit dans du temps long. »
Chaque jour de répétition n’a rien d’une esquisse, c’est avant tout un moment de recherche poétique et politique, qui interroge l’humain dans ce qu’il a de plus fragile, son rapport au temps, à la norme, à la répétition. Un théâtre qui ne cherche pas à représenter le monde, mais à en faire trembler les contours.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Montpellier
Monde nouveau d’Olivier Saccomano
Printemps des Comédiens
Théâtre des 13 vents
Domaine de Gramont
34000 Montpellier
du 30 au 7 juin 2025
mise en scène, dramaturgie, scénographie de Nathalie Garraud
texte et dramaturgie d’Olivier Saccomano
avecFlorian Onnéin, Conchita Paz, Lorie-Joy Ramanaïdou, Charly Totterwitz (Troupe Associée au Théâtre des 13 vents) et Eléna Doratiotto, Mitsou Doudeau, Jules Puibaraud / Cédric Michel (en alternance)
costumes de Sarah Leterrier
lumières de Sarah Marcotte
collaboration scénographique et plateau – Marie Bonnemaison
création son de Serge Monségu et Pablo Da Silva
assistanat à la mise en scène – Romane Guillaume