Voix douce, phrasé instinctif autant que précis, Zoé Lakhnati parle comme elle danse, avec méthode et fulgurance, dans une logique de couches, de strates et de collisions. « Je travaille beaucoup avec des atlas », glisse-t-elle. « Quand j’entre en répétition, je recouvre les murs d’images. Cela peut être des peintures, des captures d’écran d’Instagram ou de TikTok, des photos de clips ou de corps dans tous leurs états. » C’est autant de portes d’entrée vers un imaginaire fragmenté. « Il n’y a jamais une seule idée dans mes pièces. J’essaie d’empiler des couches, de créer une complexité qui dépasse l’image immédiate. »
Un héritage d’atelier

L’art est entré tôt dans sa vie. Petite fille, elle grandit dans l’odeur de l’encre, près de son grand-père, graveur. « Je le voyais travailler dans son atelier. Il y avait quelque chose de très méthodique, d’artisanal, qui m’a marquée. » Elle y apprend un goût pour le geste, pour la technique. Toujours en équilibre, en mouvement, dès ses trois ans, elle se dépense sans compter, jongle, marche sur les mains.
Ses parents l’inscrivent au cirque. Puis, un an plus tard, elle réclame des cours de danse classique, par besoin de discipline. « Ma mère m’a trouvée un peu folle à quatre ans quand je lui ai dit que je voulais “travailler” parce que les garçons jouaient au foot avec mes balles de jonglage. Mais je crois que j’aimais déjà l’idée de la répétition. »
Formée au Conservatoire national de Lyon, elle se forge une technique solide, mais sent vite une dissonance. « Ce que je représentais au plateau ne correspondait pas à la personne que j’étais. » Trop de figures imposées, trop de verticalité attendue. Le corps devait être pur, net, idéalisé, mais elle rêve de tout le contraire.
Changement de cap
C’est à P.A.R.T.S., l’école bruxelloise fondée par Anne Teresa De Keersmaeker, qu’elle s’épanouit. Là, les références éclatent, les corps se déformatent. « J’ai rencontré des gens dont le rapport au ballet était complètement différent du mien. J’ai compris que je pouvais créer autrement, que je pouvais représenter d’autres types de corps dont le mien, surtout. » Elle commence à chorégraphier en solitaire, en studio, puis avec des amis. Elle cherche un langage. Elle le trouve dans la faille, dans le bug, dans l’imperfection assumée. « J’ai voulu que le corps puisse représenter l’erreur, le glitch, le flou. »
Un solo très pop

This is la mort, présenté cette saison à Uzès, condense cette recherche. Un solo traversé par la chute, la vulnérabilité, la fin des figures héroïques. Chevalier, bodybuildeur, pop star ou espion, tous surgissent et se défont sur scène, à mesure que Zoé Lakhnati les incarne, les use, les déconstruit. « Ce sont des figures de notre imaginaire collectif. Elles nous enferment autant qu’elles nous inspirent. J’avais envie de les faire mourir à vue, pour en libérer autre chose. » Le spectacle puise dans la pensée d’Aby Warburg, dans son Atlas Mnémosyne, ce collage savant d’images à travers les siècles. « Je suis partie de là pour créer avec des symboles qui traversent le temps et l’histoire des corps qui se répète et s’échappe. »
Un duo sous tension sonore
À Avignon, c’est en duo qu’elle poursuit l’exploration. Where the fuck am I ?, cosigné avec le chorégraphe norvégien Per-Anders Kraudy Solli, rencontré sur les bancs de P.A.R.T.S., met en scène un couple étrange, électrique, bruitiste. « À mes côtés, il sonorise en direct chacun de mes mouvements, de mes souffles. » Une main levée devient bruit de cloche, un rictus déclenche un grincement.
« On a passé des heures à créer un vocabulaire commun de sons et de gestes. C’est très précis, très ludique aussi. » Sur scène, on pense cartoon, pop culture, radio déréglée. Derrière l’humour, un vertige. « On parle de ce flux permanent d’images, de cette impossibilité à digérer. On scrolle d’un bombardement à une vidéo de chaton… Nos corps n’encaissent pas ça. »
Faire face au flux d’informations
La danse, chez Zoé Lakhnati, n’est pas là pour répondre. Elle est là pour éprouver ce qui déborde, ce qui cloche, ce qui résiste. « Je crois que je danse pour mettre en scène le fait qu’on n’arrive pas à s’exprimer. » Une lucidité douce, politique sans didactisme. Une manière d’habiter le monde sans en lisser la surface.
Et quand elle quitte le plateau, c’est pour créer des espaces de partage. À Sète, sa ville d’origine, au sein de son laboratoire artistique De l’impertinence, elle invite d’autres artistes, programme, écoute. « C’est une autre posture, mais ça me nourrit tout autant. Voir comment les autres travaillent, ça m’aide aussi à comprendre ce que je cherche. » Elle surfe aussi. Loin des studios. « L’océan m’aide à garder les pieds sur terre. À revenir dans le monde sans me noyer dans le nôtre. »
Alors elle danse, elle glitche, elle cherche. Avec humour et sérieux, avec finesse et feu. Corps en éclats, corps à vif. Toujours en mouvement.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
This is la Mort de Zoé Lakhnati
Festival La Maison Danse Uzès
le 6 juin 2024
durée 40 min
Chorégraphie et interprétation – Zoé Lakhnati
Musique de Macarena Bielski López
Dramaturgie d’Antoine Dupuy Larbre
Création costume de Constance Tabourga
Création lumière d’Alice Panziera
Regard extérieur et assistanat chorégraphique – Philomène Jander
Avec les voix de Céleste Brunnquell et Suzanne de Baecque
Where the fuck am I ? de Zoé Lakhnati & Per-Anders Kraudy Solli
La Belle Scène Saint-Denis
du 12 au 14 juillet 2025
Durée : 40 minutes
Chorégraphie et performance – Zoé Lakhnati et Per-Anders Kraudy Solli
Scénographie de Cassandra Cristi