Pour faire un bon vaudeville, Feydeau ne me démentira pas, il faut au minimum un triangle amoureux, quelques serviteurs zélés ou patauds, une bonne dose de quiproquos, une pincée de situations ubuesques et un sens aigu de la satire sociale. Le Dindon, comédie en trois actes écrite par le maître du genre, est en cela savamment dosée. Tous les ingrédients y sont. Et en supplément, quelques exhausteurs de goût viennent pimenter la recette. Il ne reste plus qu’à déguster : le rire est garanti.

Mais attention, Feydeau supporte rarement qu’on s’éloigne ou qu’on détricote sa mécanique extrêmement précise et huilée. Certains, malgré leur talent, s’y sont récemment cassé les dents. Maryse Estier prend le parti de dépoussiérer çà et là le propos, de déplacer l’action à Genève et de souligner habilement le féminisme de la farce. Par quelques coupes adroites, resserrant légèrement le propos sur les principaux protagonistes, elle signe une mise en scène assez classique dans la forme, mais qui joue ingénieusement sur les codes actuels de la petite bourgeoisie, cible privilégiée du dramaturge français.
Un harceleur pris la main dans le sac
Suivie dans la rue par un admirateur un peu trop insistant et pas très discret, Lucienne Vatelin (Mariama Sylla), épouse d’un notaire respecté, se réfugie non pas dans son salon, mais dans sa très élégante salle de bain. Mais l’homme, un coureur de jupons patenté, n’a pas dit son dernier mot. Il a l’habitude qu’on lui résiste. Au lieu de passer par l’entrée comme tout gentilhomme, c’est par le conduit sanitaire qu’il s’introduit chez la dame qui fait battre son cœur, un peu trop prompt à s’enflammer. Loin d’être un inconnu, le harceleur (David Casada) est en fait un ami de longue date, quelque peu perdu de vue, de son mari Crépin (David Gobert).
La situation est déjà bien cocasse, mais Feydeau ne s’arrête pas en si bon chemin. Il assaisonne le tout en ajoutant un amoureux frustré, une femme jalouse, une ancienne maîtresse encombrante, une prostituée au grand cœur, des faux-semblants et quelques chausses trappes. Le tout dans une ambiance survoltée et sans temps mort : le rythme est ici essentiel pour que le boulevard se pare de ses plus beaux atouts. Et clairement, Maryse Estier et sa troupe de comédiens – tous excellents – excellent dans ce registre.
Une mise en scène sous acide contrôlé

Bien que les traits soient stéréotypés – le genre l’exige –, les maris et femmes de ce Feydeau haute précision n’ont pas fini d’en voir de toutes les couleurs, pour le plus grand bonheur des spectateurs. Répliques mordantes, dialogues de sourds et situations surréalistes s’enchaînent à un rythme effréné. Mais derrière la légèreté de l’argument, Feydeau égratigne ses semblables et signe une satire acérée de la société de la Belle Époque. En l’adaptant au temps présent, la metteuse en scène romande l’a bien compris : elle met en exergue les personnages féminins et renvoie au placard misogynie et sexisme. Loin d’être des mâles alpha, ces messieurs vont en prendre pour leur grade. « Qui est pris qui croyait prendre », comme le dit l’adage : le(s) Dindon(s) vont, à ce jeu de dupes, perdre des plumes.
Ciselant sa direction d’acteurs et sa scénographie, Maryse Estier ne laisse rien au hasard. Mais à trop corseter sa mise en scène et la gorger d’effets scéniques – réussis dans l’ensemble –, elle donne à sa relecture psychédélique quelque chose de trop maîtrisé. La partition ne demande qu’à se libérer au contact des spectateurs. Les rires, déjà débridés, n’en seront que plus salvateurs !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Carouge
Le Dindon de Georges Feydeau
Théâtre de Carouge
Rue Ancienne 37 A
1227 Carouge
Du 4 au 23 mars 2025
durée 2h environ
Tournée
28 mars au 6 avril 2025 au TKM – Théatre Kléber-Méleau, Suisse
11 et 12 avril 2025 au Théâtre du Jura, Suisse
24 au 30 avril 2025 au Théâtre Montansier, France
Adaptation et dramaturgie de Maryse Estier et Clémence Longy
Mise en scènede Maryse Estier
Avec Nicolas Avinée (Ernest Rédillon), David Casada (Edmond Pontagnac), Marie Druc (Armandine, Mme Pinchard, Augustine), Dylan Ferreux (Narcisse Soldignac, Victor, Commissaire de l’Acte III), David Gobet (Crépin Vatelin, Premier commissaire de l’Acte II), Capucine Lhemanne (Clotilde Pontagnac, Clara), Clémence Longy (Maggy Soldignac), Mariama Sylla (Lucienne Vatelin, Deuxième commissaire de l’Acte II)
Assistanat à la mise en scène dans le cadre du projet Transmission – Adrien Zumthor
Scénographie et lumières de Lucien Valle
Son de John Kaced
Costumes de Clément Vachelard
Chorégraphie et combats – Pavel Jancik
Accessoires- Cam Ha Ly Chardonnens
Maquillages et perruques d’Emmanuelle Olivet Pellegrin
Coiffures de Fadila Adli
Couture – Verena Dubach, Cécile Vercaemer-Ingles
Construction décor – Marc Borel, Tom Foutel, Christophe Reichel, Grégoire de Saint Sauveur, Le Ratelier – JM Mathey & Lucien Mozer
Peinture décor – Éric Vuille