Il y a bien des pays dont notre coin d’Europe ne connaît presque rien du paysage dramatique : c’est le cas du Kirghizistan, où les théâtres sont sous le contrôle direct de l’État aujourd’hui dirigé par l’autoritaire Sadyr Japarov. Là-bas, les appartements deviennent des refuges pour les artistes indépendants. Le Theater 705 est l’un de ces intérieurs transformés en lieux culturels. Créé en 2005, il continue aujourd’hui à vivre par la force d’un collectif d’artistes engagés créant dans la plus grande autonomie. En les invitant à Bruxelles, le Kunstenfestivaldesarts fait venir une voix singulière de cette partie d’Asie centrale, l’une des seules porteuses de discours féministes et queer au milieu d’une société qui les répudie violemment.
Alors que l’on s’installe sur des assises frugales, les acteurs et le metteur en scène s’agitent autour de nous : on ne sait pas trop si ça a commencé ou non. Cette désorientation en témoigne : aussi confiné qu’il soit, ce théâtre d’appartement souffle un vent de liberté. Conçue comme un collage théâtralisé de paroles, Уя (Nest), mis en scène par Chagaldak Zamirbekov, se tient à un petit couloir et se regarde depuis deux pièces adjacentes. La pièce raconte les dissensions et les fractures à l’intérieur de cet ancien pays soviétique. Dans cet espace-monde se croisent une directrice d’orphelinat, un nationaliste kirghize, un garçon dont le père est parti dans les rangs de Daech ou une jeune fille assujettie aux tâches ménagères. La plupart parlent seuls, mais leurs corps ne cessent de se bousculer dans les couloirs, et souvent, un récit est coupé par l’irruption d’un autre personnage. Parfois, Zere Asylbek, connue au Kirgizistan pour ses chansons pop féministes, s’adresse au public en anglais, lançant des sarcasmes bien sentis ou des questions profondes. Avec son titre-concept, ce que Уя (Nest) met en scène par-dessus tout, c’est la propre position du Theater 705 à l’intérieur de la société kirghize. Soit une caisse de résonance pour paroles dissonantes dans l’intimité d’un appartement. Il y a certes un décalage entre un dispositif qui, là bas, est la condition d’existence des spectacles et qui, au Kunstenfestivaldesarts, apparaît comme une proposition in situ un peu sous-exploitée. Mais on voit bien que ce théâtre, dans son dénuement, contient sa poétique singulière. On voudrait alors voir davantage, à l’avenir, de la méthode impertinente de ces artistes rodés aux contextes les plus étroits.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Bruxelles
Уя (Nest) de Chagaldak Zamirbekov
Kunstenfestivaldesarts
Du 22 au 26 mai 2024
Durée 1h50
Mise en scène Chagaldak Zamirbekov
Avec Asylbek kyzy Zere, Tursunbaeva Gulmira, Edigeeva Aisanat Asylbekovna, Zhusupbek uulu Emil, Kaparova Manasbek
