Tatiana, Julien Andujar © Yuval Rozman
© Yuval Rozman

Julien Andujar : « Avec Tatiana, le théâtre opère dans le réel »

Dans le cadre du Festival Everybody au Carreau du Temple, Julien Andujar présente une version in situ de Tatiana, portrait très libre de sa sœur disparue à Perpignan il y a vingt-huit ans.

Avec Julien Andujar, tout est affaire d’apparition et de disparition. Déjà, il y a lui surgissant à l’écran de notre appel vidéo tel un nouvel homme, méconnaissable vis-à-vis de la diva toute beige que l’on avait vue sur scène en juin dernier. Ensuite, il y a des mots qui se dérobent ou qui sont supplantés par d’autres : la « représentation » devient une « cérémonie », et « la pièce Tatiana » remplace le titre seul, histoire de distinguer quand on parle du spectacle et quand on parle de la jeune femme, tellement les deux sont proches. La pièce, c’est le portrait d’une sœur, Tatiana Andujar, enlevée en 1995 à la gare de Perpignan. La seule dans une série ultra-médiatisée de quatre disparitions à n’avoir jamais été retrouvée. Mais ce portrait se dessine par le détour, la digression, formant une œuvre déroutante et d’autant plus émouvante qu’elle transforme l’absence en fête. Son auteur, metteur en scène et interprète y convoque par une galerie de personnages — la meilleure amie, le flic, l’avocat — dans lesquels il se glisse avec beaucoup de grâce. Certes, la pièce résiste un peu à l’exercice de l’interview : d’une certaine manière, tout est dit dedans, et le reste, tout ce qui préside à sa création, a déjà été écrit dans les journaux. Mais c’est sans compter sur la personnalité d’Andujar. Enjoué, avenant et drôle, le danseur de formation parle avec une générosité qu’on reconnaît bien, cette fois.

Julien Andujar : Ma mère a toujours été la grande battante dans le combat que nous menons pour Tatiana. En grandissant, j’ai voulu l’aider. Elle m’a dit : « Ce n’est pas à toi de m’aider, tu es son frère. »J’avais l’impression qu’en me disant ça, elle me donnait la possibilité de m’emparer de cette disparition en tant que frère, précisément. À l’époque, j’étais dans une impasse : pas de deuil, pas de cérémonie, pas de participation à l’enquête. Finalement, c’est sur scène que j’ai trouvé une résolution. Le théâtre était une façon de faire une cérémonie que l’on ne peut pas faire dans le réel, parce qu’elle signifierait que l’on abandonne ma sœur.

Julien Andujar : J’ai de suite dit à mes collaborateurs et collaboratrices qu’il fallait retrouver la beauté et la magie du prénom de ma sœur. Que le souvenir de « Tatiana », la pièce et la personne, soit mêlé de rire et de joie. Que l’on puisse l’oublier, aussi. À moments, devant la pièce, on ne sait plus ce qu’on fait là. Ça a été une critique. On m’a demandé si parler de Tatiana n’était pas un prétexte pour faire des conneries sur scène. Je suis le moins bien placé pour en juger. Je pense que Tatiana a le droit à l’oubli. Elle représente beaucoup de choses pour beaucoup de gens — des habitants de Perpignan, des jeunes femmes qui s’identifient à elle, des parents qui ont peur… À ce titre, il me semble beau de pouvoir, communément, l’oublier pendant cinq minutes parce qu’il y avait sur scène une chorégraphie sur Janet Jackson. 

Julien Andujar : Tout l’enjeu du projet était de travailler sur l’apparition et la disparition. Ces deux mots nous ont suivi dans la construction de la scénographie, des costumes, de la lumière, de la dramaturgie, du son, du jeu. Comment me faire apparaître et disparaître, comment faire apparaître et disparaître Tatiana. Dans la pièce, le récit de la disparition, en 1995 à la gare de Perpignan, dure très peu de temps. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Des médias arrivent à tenir deux heures dessus à partir de rien. Forcément, pour moi, l’apparition était plus intéressante que la disparition.

Julien Andujar : On n’a pas pu passer à côté de l’affaire, mais mes frères et moi avons été très protégés par nos parents. C’était très présent, mais en dehors du foyer. Deux choses se sont écrites : une histoire médiatique et une histoire personnelle, familiale. On sait que la médiatisation a beaucoup aidé l’enquête. Si le dossier est passé au pôle cold cases à Nanterre, c’est grâce à ça. Avec la pièce Tatiana, une très belle rencontre a eu lieu : des médias qui s’intéressaient à la disparition de ma sœur se sont intéressés à la pièce. L’Indépendant a publié chaque année, le 24 septembre, un article pour rappeler l’état d’avancement de l’enquête. À l’annonce de la pièce, les deux journalistes qui y suivent le dossier m’ont appelé pour me dire : « Il faut qu’on écrive quelque chose ! » Et c’est grâce à ça que j’ai pu jouer la pièce à Perpignan. Que les médias permettent à la pièce de vivre ainsi, je le ressens comme une réparation de l’histoire. Aujourd’hui, je ne dissocie pas l’affaire et l’œuvre : il y a aussi des gens qui viennent voir la pièce à cause de la disparition.

Tatiana de Julien Andujar ©Vincent Curutchet
Tatiana de Julien Andujar ©Vincent Curutchet

Julien Andujar : Oui, grâce à L’Indépendant, dont l’article avait été repris dans la revue de presse de Claude Askolovitch, sur France Inter. La mairie m’a appelé en panique pour me dire de venir jouer. Ils n’avaient jamais répondu à mes mails auparavant. Ça a été complet les deux soirs. Il y avait des gens qui nous connaissaient, des gens qui avaient connu Tatiana, des gens qui ne nous connaissaient pas mais qui connaissaient l’affaire. La salle était électrique. Était présente la femme de Maître Étienne Nicolau, l’avocat historique de la famille décédé six mois avant la première. Il y avait la mère de Marie-Hélène Gonzales, une autre des victimes de Jacques Rançon. Il y avait ma meilleure amie, Elsa, que j’incarne dans la pièce et que tout le monde adore : sa famille et ses amis ont halluciné de la place qu’elle prenait dans la pièce ! Les journalistes de L’Indépendant sont restés scotchés, ils ne s’attendaient pas du tout à voir ça. Ce qui est fort avec cette pièce, c’est que le théâtre opère dans le réel.

Julien Andujar : Quand j’étais enfant, les films d’Almodovar, jusqu’à Hable con ella, faisaient partie de la vie de notre famille. « Qu’est-ce qu’on regarde ce soir à la télé, Femmes au bord de la crise de nerfs ? » Pour moi, ce que les films racontaient, c’était la vie de ma famille. Il y a toujours un meurtre, une histoire familiale, un secret, quelqu’un qui apparaît trente ans plus tard. [il rit] C’est l’histoire de ma vie ! Pour Tatiana, j’ai mélangé des références très populaires — De Funès pour son rythme et son énergie, Élie Kakou — au surréalisme, à Dali et Buñuel, qui sont des références également populaires mais un peu boudées, comme si elles n’étaient pas assez sexy. Ces références sont entrées en friction avec l’affaire. Des journalistes américains ont imaginé la piste d’un serial killer qui serait fan de Dali et qui aurait tué pour cela des jeunes femmes autour de la gare [dont Dali disait qu’elle était le centre du monde—ndlr]. Tout d’un coup, ses tableaux devenaient peut-être un moyen d’enquêter sur ma sœur. Comme Almodovar avec ses histoires de meurtre, de gens qui en jouent d’autres, c’est comme si ces références étaient intrinsèques à la disparition de Tatiana.

Julien Andujar : Mon frère Alex tourne avec moi, c’est lui qui fait la musique. C’est génial de l’avoir à mes côtés. On a perdu notre grand frère, Marc, deux mois avant la première. Faire cérémonie pour Tatiana deux mois après l’avoir fait pour Marc a été très, très fort. On ne pouvait pas ne pas penser à lui. Ma mère a un destin de dingue : être la mère de Tatiana et être la mère de Julien et Alex qui font la pièce du même nom, c’est beaucoup à vivre pour une seule femme. Mais en même temps, ça vient donner du sens à quelque chose qui n’en a pas. C’est une résolution là où il en manquait une. Avant de monter la pièce, j’ai demandé leur accord à mon père, ma mère et mes deux frères. Tous ont dit oui. La cellule familiale qui me reste est devenue un trio : Alex, ma mère et moi. À Perpignan, c’est ma mère qui s’occupait d’envoyer les gens à la billetterie, d’asseoir les personnes importantes… Elle a trouvé sa place dans la tournée. Aujourd’hui, il y a des repas de famille où l’on parle autant du spectacle que de l’enquête elle-même ou de ma nièce : il fait partie intégrante de la famille. 

Julien Andujar : Pour l’instant, l’enquête est à Nanterre, c’est tout. Il leur faut du temps pour reprendre l’enquête. Ça suit son cours, et pour nous c’est comme si c’était le début, vingt-huit ans après.

Julien Andujar : La pièce me prend beaucoup de temps, d’autres dates sont en train de se caler. On va au Rond-point en octobre pour quinze dates, ce sera un peu mes Jeux olympiques… Concernant mes projets, j’ai peur de faire autre chose, mais j’ai envie de continuer sur cette saga familiale, comme je commence à l’appeler. Je fais bientôt une résidence de trois semaines à Roubaix, dans un appart. J’avais très envie de faire ça. C’est un projet beaucoup plus punk. Je veux continuer à me demander comment raconter ma famille, parce que je n’ai pas l’impression d’en avoir terminé avec elle. Ensuite, je suis multi-tâches sur d’autres projets — je suis regard extérieur, je fais des costumes, du drag… et ça me plaît. Je ne suis plus trop interprète pour des gens. Soit ils en ont eu marre de moi, soit Tatiana a modifié leur regard sur mon interprétation. Je suis ok avec ça. Tatiana a changé ma vie plusieurs fois, et là, elle a encore déclenché quelque chose. Beaucoup de gens me demandent désormais quelle sera ma prochaine pièce.

Julien Andujar : Le punk. C’est quoi le punk, c’est quoi être punk aujourd’hui ? C’est quoi détruire, se détruire ? Une phrase me vient en ce moment. J’aimerais que les gens sortent de la pièce en se disant : « Putain, mais quel gâchis ! » C’est sur ça que je veux travailler. Comment on se gâche, on se détruit, on détruit l’autre. Parfois, on a envie de construire quelque chose mais la construction est brinquebalante, et tout le monde le voit et sait que ça va se péter la gueule. Il y a une question écologique et éthique derrière, mais la première question, c’est le punk. Je le vois clairement comme une suite de Tatiana. Je sais qu’on attend tellement quelque chose que déjà, je me dis que ça peut être intéressant d’annoncer un épisode deux. Je me sens à la fois très excité et très apeuré. Ça veut dire qu’il y a une nécessité, et je ne le ferais pas sans. Donc je vais passer trois semaines dans un appart et j’espère que je vais pas le défoncer [il rit]. Trois semaines pour faire une réunion avec moi-même, et savoir si j’y vais ou pas.


Tatiana (in situ)
Festival Everybody
Le Carreau du Temple
4 Rue Eugène Spuller, 75003 Paris

Le 10 février 2024 à 12h et 16h
Durée 45 min

Auteur et interprète : Julien Andujar
Musicien, compositeur et régisseur son : Alex Andujar
Créatrice lumière et régisseuse générale : Juliette Gutin
Scénographe et création costume : Rachel Garcia
Accompagnateur·rice·s aux écritures : Audrey Bodiguel & Yuval Rozman
Accompagnatrice vocale : Mélanie Moussay
Chargé de production à Bora Bora Productions : Charles Éric Besnier-Mérand :
Renfort régie son : Lucien Jorge
Renfort scénographie : Zoé Bardot, Alexandre Fontaine, Cyril Limousin
Renfort costumes : Claudie Pelletier & Elise Beaufort
Renfort vente des livres : Lucas Jouin

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