Programmée au festival June Events de Paris, le 18 juin prochain, avant de poser ses valises à la Belle Scène-Saint-Denis à Avignon, Mathilde Rance rend hommage et questionne, dans sa dernière création Black Bird, nos cultures ancestrales. Femme-orchestre, femme-oiseau, l’artiste invite à une danse transe conjuguant folie burlesque et transgression décalé.
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Mon premier souvenir est un souvenir rapporté que l’on m’a raconté plus tard. On avait l’habitude d’aller tous les étés en festivals d’art de la rue, en famille, mes parents, mes frères et sœurs et moi tous jeunes. J’avais moins de 6 ans, et à la fin d’un spectacle les comédiennes et comédiens ont salué devant le public, je me suis levé pour les rejoindre sur scène et saluer avec eux !
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Je dansais depuis toute petite dans une école de danse contemporaine très inclusive (avec des stages regroupant des personnes âgées, handicapées et des enfants) je faisais plusieurs cours par semaine, depuis très jeune, c’était un exutoire et des moments vraiment important dans mon quotidien. Il y a eu deux déclics qui m’ont amené à faire le choix d’une carrière artistique. Le premier en 4e, ou j’ai ressenti le besoin d’être dans un environnement plus riche et stimulant à la rencontre d’autres jeunes passionnés par des pratiques artistiques comme moi, j’ai alors quitté le collège dans lequel j’étais pour entrer en cursus horaires aménagés et en conservatoire, j’y ai fait les rencontres qui sont encore aujourd’hui mes partenaires de fêtes de prédilection ! Le deuxième déclic en terminal, en finissant mon cursus au conservatoire de Montreuil et mon bac : j’étais aussi très passionnée de biologie (je faisais des micro-élevages dans ma chambre, que j’observais à la loupe binoculaire, la curiosité scientifique et les expériences m’amusais beaucoup, j’y trouvais aussi un espace créatif). J’ai hésité après mon bac scientifique à poursuivre des études en biologie. Finalement, j’ai choisi de privilégier mon intérêt et ma pratique pour la danse et l’art, en poursuivant des études en école supérieure de danse et une licence de philo. J’ai eu alors l’impression de choisir de travailler par l’art et la danse à ce qui peut avoir de la valeur et de l’intérêt dans l’humanité, au lieu de m’en détourner pour m’intéresser aux autres formes de vie avec la biologie. Aujourd’hui, je suis heureuse de constater que ces frontières se dissolvent et que les liens entre humain et non-humain s’enrichissent d’artistes et de chercheurs intéressés par le sujet.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être danseuse, chorégraphe, musicienne et costumière ?
Le corps et la multiplicité de sens porté par la danse sur scène sont probablement les deux éléments qui me font encore préférer la chorégraphie aux autres disciplines d’art vivant. Le travail du corps et sa pratique au quotidien ont pris une place dans ma vie dont je ne peux imaginer me passer. Il y a dans la richesse des pratiques de la danse contemporaine une ouverture unique aux multi-potentialités du corps. Ces outils techniques de plasticité du corps permettent de développer un langage subtil et polysémique qui se transmet directement de corps-à-corps. L’écriture chorégraphique, quant à elle, me semble être un terrain particulièrement ouvert et riche, et qui se trouve potentiellement à la croisée d’autres arts (les arts visuels, la musique, la marionnette, la manipulation d’objet, le cirque, le théâtre, la poésie). Les outils chorégraphiques me semblent donc être des liants particulièrement fins et complexes pour construire des architectures vivantes, dans le temps et l’espace s’appuyant aussi, suivant les envies, sur d’autres disciplines. Pour ma part le musical, le plastique, le rapport aux objets et aux mots sont les matériaux à partir desquels je construis mes propositions chorégraphiques.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
Les premiers spectacles auxquels j’ai participé, de mes trois ans à mes douze ans, étaient ceux de l’école très inclusive dans laquelle mes grands-parents m’avaient inscrite. Tous les ans, un « grand gala », sur des grandes scènes était organisé. On a même dansé au cirque d’hiver une année. Ce dont je me souviens, c’est le nombre, l’enthousiasme et l’organisation en coulisse de tous ces danseurs. Prendre part, en tant qu’enfant, à cette effervescence m’impressionnait, comme si c’était le monde entier qui devenait « grand gala » : portée par cette énergie, la puissance des musiques envoyées au plateau, la préparation des danseurs, en académiques colorés, l’organisation des trajets dans les coulisses pour les passages au plateau, les sensations fortes de danse devant un public, l’orchestration de tous les groupes. Plus tard c’est aussi par des projets réunissant un grand nombre de danseurs portés par de fortes musiques que j’ai commencé ma carrière professionnelle, avec entre autres, la re-création du Sacre du Printemps de Dominique Brun, d’après la version d’origine de Nijinski, pour 30 danseurs et présenté certaine fois avec la centaine de musicien de l’orchestre Les Siècles, la légèreté de l’amatrice à laissé place à la préparation, le trac et les responsabilités d’une professionnelle, mais la célébration de groupe, et la force de la musique reste des impressions fortes qui accompagnent ces premiers expériences.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Une pièce de Pina Bausch au Théâtre de la Ville, place du châtelet à Paris. J’étais ado, je me souviens de l’impression presque mystique que j’avais ressentie après la représentation. J’avais poursuivi la soirée par une promenade solitaire sur le quai, au bord de la scène, nuit tombante, avec l’envie de rester baigner le plus longtemps possible par les sensations qui me restaient du spectacle. Un sentiment de grâce contemplative, l’impression d’avoir assisté à l’accomplissement d’un geste artistique puissant.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Le plus belles rencontres que j’ai faites sont avec d’autres artistes, plus ou moins dans les mêmes dynamiques de développement de leurs propres projets que moi. L’entraide, l’effusion créative et le fait de partager nos inspirations, nos analyses, nos expériences d’une façon horizontale participe à la beauté et l’importance que ces rencontres ont pour moi. Dans ces relations ce qui compte, c’est aussi la possibilité d’échanger librement sur le fond des projets sans l’enjeu de correspondre ou de plaire à une famille esthétique, mais bien plutôt de laisser place à sa singularité et à son esprit critique. Ces rencontres nourrissent donc un terreau de relations brillantes, sans hiérarchie, ni compromis, ni complaisance. Ces échanges de créativité fructueuse et le goût pour le travail permettent un bel épanouissement où chacun peut s’affirmer à son endroit.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Les pratiques de corps, les techniques et connaissances que j’ai intégrées au long de mon parcours sont des outils dont je me sers au quotidien pour me sentir bien, pour me régénérer et me structurer physiquement. La pratique musicale au quotidien est très importante pour moi, cela donne une couleur très particulière à chaque journée. Aussi, la satisfaction liée à la régularité et à l’auto-discipline de ces pratiques dans un emploi du temps irrégulier et très varié est un repère et un point d’ancrage. Par mon métier, je peux développer ma créativité et apprendre à la structurer et à l’incarner pour la partager avec d’autres personnes, collaborateurs et public. Ces échanges dans le travail avec d’autres artistes créateurs, de différents corps de métier font vraiment partie de ce que j’aime convoquer par ce métier : intelligence partagée et rencontre créative. C’est un métier qui est très déséquilibrant, des plannings très variés, des équipes de travail très différentes d’une période à l’autre, des rythmes parfois très intense parfois très clame, où l’humain et le relationnel tiennent une forte place. Donc, pour moi, c’est moins le métier qui apporte de l’équilibre que les différentes pratiques physiques, musicales, et une certaine dynamique créative. La dimension exutoire de ces différentes pratiques créatives et expressives, est même de l’ordre du besoin vital, en ça, ce sont ces pratiques au quotidien qui me permettent de donner un équilibre aux excès même de ces besoins.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
La contradiction, l’envie d’aller sur des terrains que je ne connais pas, le fantasme du prés plus vert ailleurs pour apprendre de nouvelles pratiques. Le côté ludique du spectacle vivant et le plaisir enfantin de l’émerveillement, faire une surprise au spectateur, comme une blague, pour étonner et capter l’attention… La force du moment présent, être à l’affût sur scène, attentif au moindre détail, tous les sens en éveil. Le silence et la subtilité, la puissance et la violence. Provoquer et m’adresser au contexte dans lequel je suis, comme pour le révéler et tester ces limites, tester l’autorité des conventions sur lesquelles s’appuie le moment de spectacle. Être attentive aux envies inexpliquées, viscérales, pulsionnelles, comme si une danse venue d’on ne sait où s’agitait en moi et qu’il me suffisait de la suivre, de la réaliser, de la goûter, de la célébrer. Les coutumes, rituels, pratiques culturelles humaines. Les bizarreries du vivant et les figures marginales d’une société. Les non-dits structurels de mon environnement, les tabous et les rapports de force latents. Les effets de modes du langage, de la façon d’interpréter le réel, les dogmes d’une époque, d’une politique, et d’une culture et leurs évolutions perceptibles.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Quand je pense à la scène, les premières choses qui me viennent, sont : la chaleur sur les joues et la détente, la plénitude de l’après-spectacle. Pour moi, la scène, avec la danse, c’est un espace vide, que je vais pouvoir traverser. Le saut, la course, la décharge physique sont rendu possible par ces espaces vides ; le bruit aussi, la voix, le cri, la parole. La scène, c’est aussi un moment, celui du spectacle, c’est un moment de rendez-vous pour lequel on se prépare, le public et ceux qui seront sur scène. On se prépare à ce qu’il se passe quelque chose. Pour moi, c’est un espace dédié à ce qui ne peut pas être vécu, partagé, exprimé au quotidien. Comme si l’espace et le temps étaient enfin donnés pour que l’intensité et la subtilité puisse prendre place, étant malgré tout contenue dans un cadre social dédié. Mon rapport à la scène, est encore aujourd’hui, et depuis petite fille, celui d’un choix de cœur, d’un amour évident ! J’aime la scène comme le lieu où j’ai de la place, où je peux exister avec mon énergie et mon originalité. J’aime la scène parce que je peux y faire des choses qui sont interdites ailleurs, sans les cacher, au contraire, en les surexposant. J’aime la scène pour la journée de préparation en amont, et pour la marque particulière que ces jours laissent dans le temps, de l’anticipation de la date dans l’agenda à la mémoire une fois le moment passé. J’aime la particularité de ces jours de spectacle. J’aime ces occasions ponctuelles où je me donne les moyens de me rassembler, pour être entièrement là, pendant ces brefs moments sur scène. J’aime le contraste que cela apporte avec le reste du quotidien. J’aime la sublimation, même la transcendance que cela permet pour dépasser certaines limites, la perception de ce que je suis et de ce que je peux faire.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Je le situe dans la respiration. Quand ce désir est clair et apaisé, alors je peux m’étendre et respirer pleinement. Quand ce désir est contrarié, frustré, inquiété, alors je me crispe et mes poumons et ma cage thoracique se resserrent. Il y a ce paradoxe, d’un métier qui peut procurer une énorme sensation de liberté et d’épanouissement et 30 secondes plus tard, donné l’impression d’être la profession la plus aliénante qui soit. Sous la respiration, il y a de manière plus constante et joyeuse, le bas du ventre et les pieds. Là, le désir de faire ce métier se manifeste par une sensation de bouillonnement que rien ne peut arrêter, les contingences de réussite, de succès, de stabilité, etc., sont finalement de peu d’importance par rapport à ce feu primordial, et l’encrage de pratiques culturelles vivantes. À cet endroit, je sens que mon désir est émancipé des contraintes professionnelles et se situe dans des données plus vastes, du vivant, de l’humain….
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
J’ai eu très envie de travailler avec Maguy Marin, pour la force de son travail et sa posture d’artiste. Aujourd’hui, c’est une question difficile, je trouve très riche de travailler avec de jeunes artistes dit « émergeant » qui ont déjà une forte expérience comme interprète, mais commencent leurs propres recherches et affirment leur goût et leur personnalité d’auteur, je trouve ça très enrichissant et stimulant de chercher ensemble les nouvelles formes et esthétiques qui font sens aujourd’hui à l’échelle de notre génération. Aussi, je me suis retrouvée souvent à travailler avec des personnes dont je ne connaissais pas le travail avant la rencontre et qui m’ont particulièrement nourri. J’ai donc du mal à anticiper mes envies par rapport à ça, d’autant plus que certains artistes dont j’admire énormément le travail se sont montré parfois décevants dans la rencontre humaine et dans la relation hiérarchisée ou complexe qui s’installe quand je suis allée à leur rencontre.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
J’aimerais participer à un projet itinérant autour de la Méditerranée, dans un bateau, avec plusieurs escales pour donner des spectacles sous de grands dômes d’opéra, entre machinerie hors norme, danseurs volants, orchestre, chœur, et voyage sur l’eau pour manger des crevettes.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Ce serait une œuvre qui raconterait une multitude d’histoires, certaines compréhensibles et d’autres pas du tout. Il y a aurai comme une grande veillée, avec beaucoup d’imaginaire et de douceur cosmique, ce serait une œuvre d’alchimiste et de sorcière à la fois. Cette œuvre aurait la fonction de dessiner une carte des imaginaires, de créer une nouvelle mythologie, et de rejouer, dans un repas partagé, le Banquet de Platon et la Cène du Christ. Ce serait une œuvre iconoclaste. Il y aurait comme une plongée chamanique et un parcours initiatique, et la tentative de construire un lien entre différents mondes. Ce serait bien sûr magique et déroutant à la fois, rassérénant, et méandreux. Il n’y aurait pas de quatrième mur, le public ferait partie intégrante des différentes scènes, mais aurait l’espace de la réception. À un moment, il y aura une douce pluie tiède, comme le moyen d’un massage collectif et liquide, sur le public et sur les protagonistes. Après ça, il y aurait un duo, finalement, à la déception générale du public, le spectacle abordera un thème bien trop trivial par rapport à ce qu’il promettait : tentatives d’amour et de tentatives de liberté. La chargée de production sera dans la salle et interviendra régulièrement pour rappeler que tous les éléments de décors, accessoires, pas de danse ont un coût et ont nécessité des salaires de répétitions et un budget prévisionnel, elle en donnera les détails. On pourra donc voir dans cette construction une fable animée, comme l’ « aberration vivante de la condition actuelle de ce qui ne doit pas ne plus être encore. » Ce sera le texte final, mis en mouvement par un grand-père en académique lycra-bleu et quelque poules caquetantes.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
BLACK BIRD de Mathilde Rance
Le Bal en partenariat avec le festival JUNE EVENTS de l’Atelier de Paris CDCN
6, Impasse de la Défense
75018 Paris
Le 18 juin 2022 à 17h30
Tournée
Du 13 au 17 juillet 2022 à 17h à La Belle Scène Saint-Denis – La Parenthèse – Avignon – Une programmation du Théâtre Louis Aragon, scène conventionnée d’intérêt national Art et création – danse à Tremblay-en-France en partenariat avec Danse Dense
Les 19 et 20 août 2022 au Festival PERFORM-Domaine de Nodris dans le Médoc
Les 19 et 20 octobre 2022 à La Grande Scène à l’ARC – scène nationale du Creusot
Le 6 janvier 2023 Déjeuner en scène – Théâtre Le Dôme – Saumur Val de Loire
Le 23 mars 2023 L’étoile du Nord – Paris
Conception, chorégraphie, création musicale, création costume et interprétation – Mathilde Rance
Assistante chorégraphique – Sandra Abouav
Conseils musicaux – Paul Ramage
Création et régie lumière – Ladislas Rouge
Crédit portrait © Pierre Bonet
Crédit photos © Akiko Gharbi