Carnaval chez Max

Avec l'aimable autorisation de Pierre Maillet, de Charles Bosson et Sugar Deli, L'Œil d'Olivier publie aujourd'hui le 10ème chapitre de l'autobiographie d'Holly Woodlawn.

Chapitre 10 de l’autobiographie d’ Holly Woodlawn.

Ahhh la vie de privilèges d’une Superstar. Je me levais généralement vers midi et prenais mon petit dej’ qu’on me servait dans une seringue. Méthédrine, toast Melba et un café noir bien fort pour ouvrir les yeux et me préparer à la tâche délicate de trouver une robe pour la nuit. Sacrée entreprise qui impliquait des heures de peintures et de ravalement. Et là on parle juste de mon visage, parce que les cheveux c’était carrément la guerre avec un peigne à crêper : râles, martèlements et souffrances garantis.

Jackie Curtis se joignait souvent à moi pour ces sessions de beauté appliquées, et nous étions comme deux reines de beauté en compétition. Ça rigolait pas en matière de maquillage et nos visages étaient nos œuvres d’art. Bien sûr il y avait des jours où, bourrée de speed, Curtis ressortait façon Picasso avec un œil sur les pommettes et un sur le front mais même comme ça elle était bien. Je pinçais mes sourcils et dessinait au crayon sur mon front des arches McDonald’s. Je ne sais pas d’où ça me venait mais pour moi on n’avait pas fait mieux depuis Marlène Dietrich.
 « Vous êtes le visage des années 1970 ! » me dit Truman Capote un soir chez Max, se dandinant devant moi un cocktail entre les mains. Il était assez souvent bourré ce Truman, et j’étais authentiquement touchée par ses petits compliments, en tout cas jusqu’au moment dans la soirée où j’appris qu’il avait fait exactement les mêmes à Miss Darling ! Mais bon le compliment faisait quand même son effet, particulièrement quand il venait du créateur de ma plus grande influence : Holly Golightly. J’étais transportée de joie. Je voulais être parfaite, comme si je sortais d’une page de Vogue.
Curtis et moi étions de scandaleuses dévergondées, et nos maquillages étaient pensés pour durer. Chérie, nos gueules elles tenaient mieux qu’un revêtement en alu ! Enfin celle de Jackie encore mieux que la mienne. De temps en temps je lui arrachais le pinceau des mains pour lui dire : « Calme-toi ma belle, c’est du maquillage pas du placo ! ».

Une fois, heureuses de nos têtes, on saute dans le premier taxi direction chez Max. C’était un vrai carnaval : toc et cheap et pourtant glamour et divertissant. Une vraie fourmilière et comme Johnny était parti c’était mon ticket pour chasser la déprime. Il allait falloir plus qu’un peu de glue et de scotch de chez Elmer pour retaper mon petit cœur. J’étais une femme sans homme aussi déboussolée que Humpty Dumpty ! Je te le demande c’est quoi Jane sans Tarzan, Ève sans Adam, Harriet sans Ozzie ? Ben des pauvres lesbiennes ! Et je n’étais pas prête à replonger là-dedans, enfin pas pour le moment. J’étais bien trop occupée à m’apitoyer sur mon sort. Ça s’est un peu calmé quand j’ai réussi à obtenir sous le bar un cocktail du garçon en lui faisant du gringue.
En repensant à tout ça, c’est assez étrange, la première fois que je suis allée chez Max j’avais 23 ans et j’en suis ressortie à 25.
Il faut dire que la fête était dingue. Le désordre était tel qu’il était impossible de se concentrer longtemps sur ses petits problèmes. Et après un verre ou deux les tourments se noyaient dans un tourbillon humain. Mais mis à part ces petites bacchanales, Max c’était aussi une redoutable thérapie de groupe.

Je me sentais plus à l’aise dans les backrooms  que dans ma propre chambre. J’y recevais même du courrier ! Et puis vu la pauvrette au cœur brisé que j’étais devenue, ne croyez pas que j’allais rester chez moi à me morfondre en tête à tête avec James Taylor. Je me serais suicidée ! Au moins chez Max les gens étaient vivants, ils s’amusaient tellement que j’ai foutu tous mes problèmes dans un grand verre et trinqué bien haut et bien fort !
Pendant l’hiver 70 j’ai reçu un télégramme chez Max de l’Académie du Cinéma des Arts et des Sciences. C’était adressé à Holly Woodlawn c/o Andy Warhol c/o Max’s Kansas City et cela concernait la Cérémonie des Oscars.
George Cukor, frappé par ma performance dans Trash et touché par ma personnalité s’était lancé dans une campagne pour que je sois nominée. Des pin’s orange « Holly Woodlawn meilleure actrice de second rôle » commencèrent à circuler ainsi qu’une pétition qui portait les signatures prestigieuses de gens comme Ben Gazzara, Joanne Woodward et Cukor bien sûr.

Je voulais impressionner ces abrutis de Hollywood alors j’ai appelé mon copain Jacques Kaplan pour lui demander s’il n’avait pas une belle fourrure à me prêter. Il me répondit qu’elles étaient nombreuses à avoir envie de sortir avec moi et que je n’avais qu’à me pointer pour choisir. J’ai filé à son studio et rencontré l’amour de ma vie, une grande et belle bête qui m’allait à la perfection ! Ni du renard, ni du vison mais du chinchilla bébé. Là on parlait vraiment, je veux dire du 100% gorille nourri à la banane. Manquait juste la feuille de vigne et je serais devenue Queen Kong.
Malheureusement la nomination aux Oscars n’arriva pas. On racontait qu’on m’avait évincée à cause de mon « genre », mais j’ai compris bien après par Danny Woodruff (un membre de l’Académie qui se trouvait aussi être l’ancien assistant de Cukor) ce qui était arrivé. D’après lui, Cukor se démenait pour inscrire mon nom dans la compétition après que les autres nominations aient été annoncées, et cela va contre les règles d’éligibilité de l’Académie.
Max’s se trouvait dans un endroit assez isolé de Manhattan, au 213 Park Avenue South. C’était une véritable arène pour toutes les formes de vies (ups and downs) imaginables que New York ait jamais produit. Dans les backrooms des banquettes se faisaient face le long des murs, et au centre les tables étaient nappées de rouge. C’était un paradis pour les weirdos et les artistes, à tel point qu’on ne les différenciait même plus. Tous les soirs les stars, les freaks, les junkies et les créatures de l’Avant-Garde se réunissaient pour ces séances de délires collectifs qui finissaient à l’aube. Parmi les participants on pouvait trouver Tennessee Williams, Truman Capote, Mick Jagger, Robert Mapplethorpe, Patti Smith, Bruce Springsteen, David Johansen, Judy Garland, David Bowie, Dennis Hopper, les trois « J » – Jimi, Janis & Jim – et tant d’autres étoiles, certaines scintillantes et d’autres déjà cramées.
Le nom « Max’s Kansas City » était inspiré du meilleur steakhouse du Kansas. Personne ne savait qui était Max à part le propriétaire du club, Mickey Ruskin, qui avait préféré le nom de « Max’s » à celui de « Mickey’s » et qui peut l’en blâmer ? « Mickey’s Kansas City » ? C’est pas la même !

Mickey Ruskin était une figure sombre et imposante au visage soucieux et aux cheveux noirs, qui planait au-dessus de la foule comme un vautour maussade. C’est du moins comme ça que je le voyais. Je ne l’ai jamais vu sourire et j’avais toujours l’impression qu’il me détestait, même s’il me laissait collectionner des additions colossales. Enfin bon, il savait qu’Andy finirait toujours par les payer.
Et la voilà, la raison pour laquelle j’aimais tant traîner chez Max. Au-delà du fait que j’étais continuellement flattée et courtisée, savoir que Warhol passait derrière moi pour régler mes notes était une raison suffisante pour taquiner le buffet.  Et je ne parle pas des chèques que je signais en son nom ! Comme toujours j’avais un peu hésité au début mais Jackie s’était vite chargée de m’encourager.

« Écoute » me dit-elle un jour avec une clope pendue à ses lèvres colorées « Andy va se faire une fortune avec ta pomme. À chaque fois que le film est montré il se fait du blé et pas nous. Alors profites-en pendant qu’t’es jeune et signe ces putains de chèques. »
Elle avait raison. Après tout Trash marchait bien au box-office et la pub que cela faisait à Andy était considérable. Alors j’ai continué. Un après-midi, après m’être envoyé une délicieuse glace vanille et deux verres de Pouilly-Fuissé, j’ai appris qu’Andy avait mis un stop à toutes ces largesses. J’étais tranquillement assise avec un cocktail dans la main quand un jeune homme du nom de Philip, qui venait de commencer comme serveur, m’annonça la triste nouvelle.
 « On ne prend plus les chèques, faut payer cash. »
J’étais sur le cul. Je n’avais pas un rond, pas d’allocs et – putain – toujours pas de mari ! Et oui parfois la vie vous en balance une en travers de la gueule quand vous vous y attendez le moins. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre que d’affronter la terrible réalité : Holly Woodlawn (star des planches et du grand écran et muse de chez Max), incapable de régler son addition, allait se faire foutre dehors ou balancer en cuisine pour faire la plonge.

Heureusement Philip, que je venais de rencontrer, me crut sur parole quand je lui dis que je faisais partie de la Factory et qu’ils s’occuperaient de mes factures. Résultat : le pauvre s’est fait virer ! Tout ça pour une glace et deux verres de vin.
Des années plus tard il me confia que Mickey Ruskin l’avait traîné dans son bureau le lendemain pour lui hurler dessus : « C’est toi qui a accepté la note de Holly Woodlawn ? T’es viré ! Il n’y en a pas un de la Factory qui règle ses putains de factures, et elle encore moins que les autres ! »
Je m’étais fait pincer, c’est le moins qu’on puisse dire. Heureusement Philip fut congédié seulement quelques minutes, le temps que Mickey se calme. Après ça j’ai arrêté de signer des chèques au nom d’Andy. Assez abusé du privilège. A la place j’ai laissé les factures s’empiler jusqu’à ce que Mickey m’attrape par la peau du cul et m’emmène faire un tour dans son bureau au 3ème. Il me montra le montant de l’addition avec un air extrêmement mécontent.
 « Elles s’empilent, Holly » dit-il.
 « Ohhhhh, c’est bon », je grimaçais. Je détestais ce genre de confrontation « Je vais les régler ». Je le rassurais comme je pouvais tout en sachant au fond de moi que j’allais encore devoir foncer chez Warhol pour mendier un chèque. C’était la seule raison de mes venues à la Factory car autrement ce n’était rien d’autre pour moi qu’un grand bureau.

Je compris brutalement ce jour-là que Warhol ne comptait plus régler mes frais et qu’il fallait que je redore mon blason auprès de la Factory. Avec ma copine Estelle on s’est donc mis sur notre trente-et-un – moi en chinchilla, elle en fausse fourrure – pour aller lui rendre une petite visite. En s’approchant de Union Square on l’a aperçu qui fonçait à l’intérieur de l’immeuble. Mon cœur s’emballait car je sentais que j’allais toucher mon butin.
On est entré avec Estelle au 33 et monté en ascenseur jusqu’au faux dogue allemand qui gardait la porte avant de sonner. C’est Pat Hacket la réceptionniste de la Factory qui répondit.
 « Salut Pat », c’est Holly.
– « Oh salut Holly. Andy n’est pas là pour le moment »
– « Ça ne fait rien, je passais juste dire bonjour.
– Tu veux bien repasser demain ? Il sera là vers 14h »
C’était le vent ultime. J’avais vu Andy entrer quelques minutes avant.
 « Oui oui pas de problème » répondis-je bêtement. Pour qui me prenait-elle ? Ce que je ne savais pas c’est qu’Andy m’évitait car j’avais déclaré une ou deux fois bourrée que Trash rapportait des millions de dollars.
Ben oui ça pouvait m’arriver de temps en temps de boire un verre de trop, et à ce moment-là je me sentais comme une idiote exploitée. Mais bon, toutes les Superstars étaient les idiotes d’Andy. On faisait les folles devant la caméra et ça lui rapportait des millions. Parfois je me sentais trompée et parfois non. Quand ça m’arrivait je ne pouvais pas contenir la colère. Pour me calmer je fonçais à la Factory pour cracher des flammes et donner des coups de talon. Je criais : « J’ai pas un rond et cet enculé se fait des millions sur mon dos ! »

C’était la panique à la Factory (surtout après l’affaire Valerie Solanas) et ils décidèrent de m’ignorer jusqu’à ce que je me calme. Mais j’en avais assez qu’on m’ignore, et comme on venait de voir Andy entrer, je me sentais plus basse que terre.
Alors Estelle se retourna vers moi et me dit : « Hey écoute, Jackie m’a montré où se trouvent les compteurs électriques dans la cave. S’ils se foutent de ta gueule, on va se foutre de la leur.
– Ouais » répondis-je avec un regard maléfique. On est descendues à la cave pour éteindre les compteurs et couper l’électricité. Et comme si ça ne suffisait pas j’ai grimpé l’escalier de secours jusqu’à leur vitre teintée pour les terroriser.
 « Valérie est de retour ! » Je criais en tambourinant à la fenêtre. « Je sais que tu es là-dedans et je vais te choper ! Toi et ton petit caniche ! »

Andy avait deux surnoms. Le premier était « Grand-mère » à cause de ses cheveux blancs, et le second « Drella » qui était la contraction de Cendrillon et de Dracula. Je pense qu’une grande partie de l’entourage de Warhol se sentait exploité. Il leur suçait le sang avant de les envoyer promener. Un jour il dit à Jackie Curtis « Arrête de m’utiliser » et elle répondit sur le champ : « C’est toi qui m’utilises ».
Un des exemples les plus frappants de ce genre était celui d’Edie Sedgewick. Andy était impressionné par sa fortune et son standing social mais il se foutait d’elle en tant qu’être humain. Elle avait du charisme, de l’énergie, un vieux nom de famille et le vieil héritage qui va avec. Elle s’intégrait parfaitement à sa ménagerie, mais comme une poupée dont un enfant s’est lassé on finit par la remiser au placard et la remplacer par une autre. Je ne m’apercevais pas encore de tout ça. La seule chose qui me préoccupait c’était de m’amuser.
 « Excusez-moi ! Pardon ! Poussez-vous ! » J’étais une fois de plus la victime du barbecue « chili & ribs » de Max’s et je faisais mon chemin jusqu’au buffet en bousculant les gens. Mon vieux c’était infâme ! Si tu ne le faisais pas passer avec une ou deux bouteilles, tu en avais encore l’arrière-goût trois jours après ! Et dire qu’on y bouffait tous les jours avec Curtis. Les pois chiche étaient durs comme des cailloux, mais on se les envoyait quand même. Beurk !
Les ailes de poulets ne valaient pas mieux. C’étaient des petites choses décharnées, et comme Max se situait juste en face de Union Square Park (à deux pas de la Factory), qui était le rendez-vous des pigeons, il y avait de quoi se demander si on mangeait bien du poulet ! Néanmoins je les engouffrais (et j’étais pas la seule) jusqu’à ce que le plateau soit vide. On était devenues de vraies actrices du grand cirque de l’Underground. On ne s’ennuyait jamais chez Max, la folie se trouvait même dans les chiottes. Les gens se défonçaient, se faisaient défoncer, se taillaient des pipes, vendaient du crack, posaient des pêches, et parfois tout ça en même temps.

Un soir pendant une de nos escapades chez Max, je suis montée à l’étage avec Eric Emerson (unes des jolies découvertes blondes de Warhol) pour nous attraper après un gros shoot de Méthédrine. On adorait le sexe sous speed à l’époque. Mille fois mieux que celui sous cocaïne. Le « speed sex » peut durer des heures. On a fait ça plus d’une fois lui et moi et pas seulement au club. Il aimait se balader à poil avec ses boots de cowboy en donnant des coups de lasso en l’air ! Ça donnait envie de lui bondir dessus en criant « Yeeeeeha ! ». Grâce à lui je comprends mieux le plaisir de Dale Evans quand il montait sur son fidèle Trigger.
Une des attractions des backrooms était Andrea Whips Feldman. Chaque soir elle montait sur une des tables et criait « Showtime ! » avant d’entonner la chanson « Give My Regards to Broadway ». Elle avait une de ces voix ! On comptait plus de chats dans sa gorge que dans toutes les gouttières de Brooklyn. Elle s’était autoproclamée star et connaissait son numéro par cœur. Il consistait à s’arracher les poumons en enlevant ses fringues. On commença vite à ne plus la laisser rentrer mais une nuit reste gravée dans ma mémoire.
Miss Andrea, bourrée au dernier degré, chancelait au bord d’une table en agitant son verre comme un micro. L’alcool se renversait partout, la sécurité intervint et entreprit de la jeter dehors. Elle ne se laissa pas faire et hurlait en distribuant des coups de griffe.
 « Je suis une star ! Je suis une putain de star ! » Elle était en fureur, une vraie tornade. On aurait dit un film de Kung Fu, et un de ses coups de pieds atterrit dans le derrière de Miss Jackie Curtis. Là je me suis dit que ça valait le coup de rester pour voir ça. Chéri j’en ai eu pour mon argent. Curtis a balancé son cocktail et attrapé Andrea par les cheveux avant de lui coller une droite dans le nez. On aurait dit deux chattes en furies attachées par la queue.

Andréa attrapa Jackie par sa fausse perruque à la Barbra Streisand et l’envoya valser. Ça c’était un choc ! Curtis debout devant le bar et Andrea en face d’elle, ses cheveux dans la main. Mais Curtis n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait qu’Andrea se jeta sur elle, s’accrocha à son décolleté et arracha sa robe.
Oh my god ! Tout le monde était horrifié, non pas de voir une robe arrachée, mais de découvrir la nudité de Curtis et surtout le paquet qu’elle avait entre les jambes. Ça ? Une femme ? Faut pas se gêner ! Mais Miss Curtis et moi n’étions pas les seules à avoir été publiquement humiliées. Miss Darling elle aussi avait eu sa dose un soir pendant une projection de home movies. Un journaliste de l’équipe d’Interview (le magazine de Warhol) défoncé au LSD s’était levé de son siège pour l’insulter bruyamment : « Hey Candy ! C’est toi Candy Man ! Mais du coup t’es un mec ! T’es Candy Man ! ».
Candy s’est levée devant l’écran en serrant dans ses bras le livre Little Me de Patrick Dennis pour hurler : « Je suis une vraie actrice putain !
– Mais tu n’es pas de l’Art !
– J’ai une image, l’image c’est l’art » répondit-elle furieusement.
 « Conneries » cria-t-il.
 « Retourne à Massepequa Park, ta place est là-bas ! » surenchérit un autre spectateur. « Tu peux sortir la drag queen de Long Island, mais aucune chance d’enlever l’odeur de Long Island de la drag queen !
– Je suis une star ! Une star, vous m’entendez ! » hurla-t-elle en agitant ses bras devant l’écran. Tout le monde l’entendait mais personne n’en avait rien à foutre. Elle les empêchait de voir le film.

À la fin des années 60, Andy régnait sur Manhattan et la petite société de l’avant-garde depuis un trône situé dans les backrooms de chez Max. Les superstars comme moi ou Miss Curtis avions place à sa table. On déambulait dans ces endroits comme des pouffes de bars clandestins et on chopait des mecs pour leur faire vivre une nuit de folie. Parfois on les emmenait même dehors, dans les ruelles quand les chiottes affichaient complet. J’y succombais souvent et forçais les hommes à devenir mes esclaves avant de les rejeter épuisés et de retourner picoler.
C’était un peu déprimant car comme la porte qui menait vers la ruelle était située dans les backrooms, c’était impossible de garder secret nos petites sexcapades. Le gros « Boom ! » que faisait la porte en s’ouvrant ou en se fermant vous dénonçait illico. Tout le monde s’amusait, criait, buvait mais se taisait religieusement en entendant la porte et tous les regards se tournaient pour savoir quelle moins que rien allait encore se faire sauter. Une fois Curtis est revenue dans le backroom avec des traces de rouge à lèvre jusqu’au nez. Inoubliable !
Mais Curtis et moi n’étions pas les seules traînées à officier dans ce rade. Au deuxième étage il y avait une boîte qui n’ouvrait que tard dans la nuit. Un jour Eric Emerson et Elda (une des vamps des backrooms) se sont échappées de leur table pour monter discretos au deuxième, direction la cabine téléphonique. C’était une cabine avec des portes coulissantes en verre qui s’ouvraient par le centre. Ils ont réussi à y entrer mais une fois épuisés après avoir fait leur affaire, impossible d’en ressortir ! Ils prenaient trop de place et avaient bloqué les portes.

Nous étions tous en bas quand on entendit des cris en provenance de l’étage. C’était tellement bruyant qu’on aurait cru une manif conte le Vietnam. Elda et Eric devenaient fous à l’intérieur de la cabine et hurlaient en donnant des coups contre les vitres. Philip est monté pour voir ce qui se passait et a découvert Eric cul nu avec son pantalon sur les genoux et Elda la robe remontée jusqu’au cou. Ils étaient en panique et à la limite de s’étrangler. Heureusement Philip avec son calme habituel réussit à les sortir de là mais ils mirent un moment à s’en remettre. Je n’oublierai jamais le moment où ils sont redescendus. Les cheveux d’Elda étaient plaqués sur un côté et Eric donnait l’impression d’avoir été roué de coups. Ils étaient exaspérés et humiliés mais nous leur avons fait un triomphe ! C’est drôle ce qui peut découler des situations les plus embarrassantes de votre vie. Dans leur cas, ce fut un bébé !
C’était courant que les agents fassent le voyage à New York pour rencontrer Andy. On leur faisait visiter la Factory, on leur projetait les rushes des films en cours, et on les emmenait diner chez Max. Entrer dans le bar c’était comme pénétrer dans un carrousel géant, la folie était palpable. Les clients réguliers comme moi n’étions jamais impressionnés de savoir qui était là. Si quelqu’un me disait : « Hey ! C’est Fellini là-bas ! » ça ne me faisait rien. Enfin à moins qu’il me paie à diner, et c’est ce qu’il a fait !

À vrai dire, Fellini arrivait juste de la Factory où Andy venait de lui montrer Trash. Il était en promo pour son dernier film et il partageait une banquette avec Hiram Keller. Je flânais dans la pièce quand il m’invita à le rejoindre à table. J’étais évidemment surexcitée. Imaginez, se retrouver face à une légende comme Fellini. J’adorais Juliette des esprits et La Dolce Vita. On s’est immédiatement plu. J’ai chopé une fourchette et lui l’addition. C’était divin !
Nous étions assis tous les deux et je l’écoutais me dire à quel point il m’avait trouvé fabuleuse dans Trash, quand tout à coup Andrea Whips Feldman écrasa son cul sur notre banquette. J’avais envie de mourir. Elle sortait d’une clinique psychiatrique où elle avait fait un petit séjour de quelques mois. À ma grande surprise Eric Emerson l’avait laissé sortir pour le week-end. Mon chéri, Loulou était de retour et les fruits du cocktail qu’elle avait à la place du cerveau étaient mûrs ! Personne n’en revenait, surtout quand elle a sorti un marqueur de son sac et qu’elle a commencé à se colorer la gueule.
 « Je suis la femme d’Andy et il m’aime ». Elle disait tout ce qui lui passait par la tête en regardant partout autour d’elle. Cette pute allait briser ma carrière ! Fellini et Hiram ne savaient pas trop quoi en penser, mais je sentais que cela les amusait. Moi par contre j’aurais eu besoin d’un poignard. Je ne m’étais jamais sentie si embarrassée de ma vie.

Enfin, à part la fois où je me suis fait un shoot d’héroïne chez Max. Philip m’a dit que le seul endroit sûr pour le faire était la salle de bains privée de Mickey au troisième et comme Mickey n’était pas là ça m’avait semblé être une bonne idée. Mais il fallait faire vite car s’il revenait et me trouvait là il m’écorcherait vive.
On s’est donc faufilé dans l’escalier pour monter au troisième. Il y avait un grillage mais Philip avait la clé et on a pu atteindre la salle de bain.
 « Holly calme-toi ! » me dit-il en voyant à quel point j’étais excitée.
 « Dépêche dépêche » je murmurais en attrapant la seringue et la drogue.
 « Je dois redescendre, rejoins-moi quand tu as terminé ». Il referma la porte et sortit. J’ai fait ma petite routine mais je me suis envoyé une dose texane qui aurait assommé un cheval.
Au bout de quarante minutes Philip remarqua mon absence et commença à me chercher. À ce moment-là le téléphone sonna et le caissier appela Philip pour lui dire que Mickey arrivait.
Philip vira au blanc et dévala les étages pour me retrouver à poil évanouie dans la salle de bain. Ma robe était par terre et mes bas autour de mes chevilles.
 « Holly putain ! » Sa voix tremblait et il essayait de me relever. Il réussit à me sortir de la salle de bain mais j’étais dans un état de semi conscience et je n’arrivais plus à marcher. Je m’accrochais à lui désespérément car je n’aurais jamais pu descendre ces putains d’escaliers toute seule. Philip avait fait tout ce qu’il pouvait pour me rhabiller mais j’avais l’air de revenir d’une guerre mondiale.

Quand enfin on est arrivés dans le backroom, Philip m’a déposé sur une banquette où des amis sirotaient des cocktails et m’a collé une cigarette dans la bouche. Fallait voir ça, je ressemblais au mort dans une veillée irlandaise avec un boa en travers de la gueule, ma petite culotte sur les genoux et un bras perdu quelque part à l’intérieur de la robe. Un style encore pire que celui de Jackie Curtis, ce qui était mon pire cauchemar !
Plus tard dans la nuit je suis sortie pour prendre un peu l’air frais. J’ai dérapé sur le trottoir et me suis écrasée face contre terre dans le caniveau. Appelons ça un retour à la maison ! Enfin bon je ne faisais pas la fière et avant d’avoir pu retrouver mes esprits j’entendis des bruits de pas et une voix amusée qui me dit :
 « Mais qu’est-ce que vous faites-là ? ». C’était Mario Rivoli, l’artiste fabuleux qui allait devenir un de mes meilleurs amis. Je relevai péniblement la tête et lui répondis : « Je fais le mur ! »

Traduction française de Charles Bosson, Sugar Deli et Pierre Maillet

Chapitre 10 d’ A Low Life In High Heels
The Holly Woodlawn Story

Autobiographie inédite en France de Holly Woodlawn
 (écrite en collaboration avec Jeffrey Copeland)

Avec l’aimable autorisation de Pierre Maillet, Charles Bosson et Sugar Deli – Ce texte a servi de base au spectacle One Night With Holly Woodlawn ? de Pierre MailletHoward Hughes, Billy Jet Pilot, Luca Fiorello et Thomas Nicolle. En tournée la saison prochaine.

Crédit photo © DR et © Tristan Jeanne-Valès

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