Égarée

Aujourd'hui, dimanche, l'auteure Catherine Verlaguet signe une nouvelle quelque peu coquine.

Pas envie d’être là. Chez les ploucs. Les ploucs, oui. Je sais que ça ne se dit pas. Ça ne m’empêche pas de le penser. 

Au-dehors tout sourire, je suis : « C’est formidable d’être là ! C’est un honneur ! Ça fait tellement de bien ! Le cœur de la France ! » Voilà ce que je dis.
La vérité, c’est qu’il pue, le cœur de la France. La bouse de vache. 
Mes talons hauts dans la bouse de vache, franchement… Un pays où on ne peut pas porter de talons hauts n’est pas un pays civilisé. 
Ici, les gens sont mal habillés, mal coiffés, gominés, chaussures cirées : laids, même s’ils font des efforts. Les ploucs, ils ont ça dans leurs gènes ? : la laideur. 
Mais si je veux être élue aux présidentielles, faut bien que je descende jusqu’ici, dans le cul du cœur de la France, que je souris aux dents noires et que je serre les mains sales. 
Prendre sur moi. 
Quelques petites heures et je pourrais rentrer chez moi, en ville, me reposer dans la voiture à l’arrière du chauffeur…  

J’ai survécu au marché, au déjeuner – il n’y a plus qu’à donner cette interview aux journalistes locaux qui, de toute façon, ne savent pas écrire. Je leur ai fait préparer un communiqué de presse : ils n’auront qu’à recopier. L’interview, franchement, une simple formalité. 
Allez ! Sourire, encore ! À s’en décrocher les zygomatiques ! 
Et après, ils diront que mon métier est facile – bien-sûr. 

L’interview est organisée dans la salle communale du coin, qui fait aussi office de salle des fêtes, cinémas, etc.
Je m’installe. 
Je place ma montre devant moi : pas question de rester une seconde de plus que ce qui a été négocié. 
Je sors ma bouteille d’eau. 
Rabaisse un peu ma jupe, croise les jambes. 
Ils entrent. 
Ils sont quatre. 
L’un d’eux… il me dit quelque chose… il me rappelle… mais non. Qu’est-ce qu’il ferait là, dans ce trou paumé ? 
Quelle ressemblance pourtant ! Les mêmes boucles brunes sur le front, les mêmes mains puissantes – une main qu’il me tend : 
 « – Bonjour, Claire. Ravie de te revoir. » 
C’est lui.

Tout me revient. 
Science politique. 
Mes nuits à ne pas dormir parce que –
penser à lui –
penser à lui en travaillant, en mangeant, ou en ne mangeant pas –
mon souffle court à son approche, le cœur battant –
lui le beau, le brillant, l’intelligeant ; moi la petite, la timide, l’insignifiante ; moi dont les mots s’emmêlent quand j’essaye de lui parler. 
Me calmer. 


C’est moi qui suis devenue quelqu’un. Plus question de bégayer. Lui n’est devenu personne, lui. Personne. 
 « – David !  Qu’est-ce que tu fais là ? 
– Madame Ruffin, il faut vous installer, » dit mon chauffeur, alias garde du corps.

Je réponds aux questions. 
Celles des autres. Lui n’en pose pas. Pourquoi est-ce qu’il n’en pose pas ? Il me regarde, c’est tout. Qu’est-ce qu’il me veut ? Pourquoi il me regarde comme ça ? 
Je n’entends pas ce que je dis.
Ça bourdonne dans mes oreilles. 
Je suis en mode automatique. 
Peut-être que je ne dis que des conneries. 
Toujours les mêmes questions de toute façon – toujours les mêmes réponses. 
Peut-être que demain, dans la presse locale, je passerai pour une écervelée, une gourde, une conne, moi la petite, timide, l’insignifiante… 
Pourquoi il me regarde comme ça ? Personne ne regarde personne comme ça, à moins d’avoir envie de… D’avoir une envie derrière la tête. Une assurance aussi, qui m’agace ! 

Son regard plonge en moi, 
descend dans ma poitrine
et jusque dans mon ventre, entre mes jambes – 
son regard me déshabille, déstabilise, distille, à petit feu…
Je suis whisky, vodka, 
suis spiritueux, 
abîmes…
J’ai chaud.

Je décroise les cuisses, m’embrouille, comme à Science Po – ça y est, foutue, mes mots fourchent, m’échappent…
 « – Viens » il dit. 
Merci. Merci de me sauver de là, de m’évader, de m’enfuir –
Je te suis dans poser de question, sans savoir où on va ; mes jambes sont cotons ; ma vue, brouillée. 
Je m’en veux de m’être embrouillée – non, je m’en fous. 
Je m’en fous, oui – j’ai besoin d’eau, d’air et de vent, 
et de ta peau contre mes mains.

Tu refermes la porte derrière nous : cabine de projection. Étriquée. 
J’entends
ta respiration chaude, profonde
qui s’engouffre à son tour dans ma poitrine, 
et déjà tu es là, ta bouche contre la mienne, ton corps contre le mien, tes mains qui me dévorent, et j’ai envie que tu te glisses, anguille sous la roche, sous ma jupe relevée…

« – Madame Ruffin, le temps est écoulé. » 
La main moite de mon chauffeur, alias garde du corps, me ramène à la réalité. 
David est là, toujours en face de moi, avec ses trois collègues…
Pourquoi est-ce qu’il me regarde comme ça ? 
Je me lève, m’excuse : « je dois y aller »…

Le vide, soudain, le sol qui se dérobe, vertige –  je ne peux pas partir comme ça. 
Il va bien m’inviter à boire un verre ! Me dire quelque chose ! Me proposer de nous revoir ! Prendre mon numéro ! On ne va pas, encore, se quitter comme ça ? Lui le beau, le brillant, l’intelligent ! Moi la petite, timide, l’insignifiante !

Je prends les devants. Quand je le vois tourner les talons, ranger son calepin dans lequel il n’a pas écrit un mot, je l’accoste : 
 « – Tu n’as pas écrit un mot ! 
– Tu n’as rien dit que je n’ai déjà entendu. » 
Ne pas tomber. Ne pas montrer, l’impact de la gifle. Reprendre les rênes de la conversation : 
 « – Tu n’as pas répondu à ma question, tout à l’heure. 
– Ta question

– Ce que tu fais là ? Comment tu te retrouves ici, après… ? » 
Je marque un temps. 
Maladroite, je suis. Trahie. 
 « – Va au bout de ta phrase, Claire ? Après quoi ? Qu’est-ce que tu voulais dire ?

 Non, mais c’est simplement qu’à Science Po, tu… tu étais tellement brillant ! »

Putain, Claire, mais ferme-la, ta bouche, arrête de t’enfoncer !

« – J’en ai eu marre des paillettes justement, et de la pacotille. J’ai fait une école de journalisme. 
– Ah ! Mais c’est très beau, ici ! Tu as raison ! Le cœur de la France ! Ça fait tellement de bien d’être là ! 
– Arrête ton baratin, Claire. » 
Il me dit ça sans reproche, un sourire au coin des lèvres – comme une invitation à lâcher l’armure. 
 « – J’ai fait Science Po, tu te rappelles ? La langue de bois, je la connais. 
 Alors tu es devenu journaliste ? 
 Oui. Et j’ai choisi de vivre ici, où j’ai aussi le temps d’écrire d’autres choses : des romans, et de la poésie.

 Ah ! Et… Ça… Tu… Tu publies ? 
 J’ai un pseudonyme. »

J’ai envie de lui demander, bien-sûr, si je connais ce pseudonyme – je n’ose pas, ça ferait groupie…
 « – Je te le donnerai. Après. » 
Il lit dans mes pensées. 
 « – Après ? » 
Je sais très bien ce qu’il veut dire.

Nous sommes interrompus : 
 « – Madame Ruffin ? Je vais chercher la voiture ? 
– Attendez cinq minutes, s’il vous plaît. Merci.
 » 
Et je reviens à lui. Son regard n’a pas bougé. 
 « – On y va ? » il me dit. 
Stupéfaction. Interdiction. Choc. Joie. Hésitation. 
Je ne pensais pas que ça arriverait. Pas comme ça, après vingt ans. Pas aussi directement, crument… Je ne suis pas crue, d’habitude, pas spontanée… 
 « – Oui, » je dis » 
surprise de me l’entendre dire. 
Et nous sortons, sans un mot d’explication, ma peau déjà toute tendue, vers lui.

Catherine Verlaguet

Crédit photos © Stéphanie Dantel et © OFGDA

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