C’est l’histoire d’une vie, d’une famille, d’un pays. Mais aussi celle d’une rencontre entre la réalité et la fiction. En invitant sa mère, Josefina Orlaineta, à partager le plateau, Anacarsis Ramos ne cherche pas tant à panser les blessures laissées par le manque d’argent qu’à échanger, transmettre, faire découvrir son métier, son univers. Comment comprendre l’autre, même quand on partage le même sang, si l’on vit dans des mondes parallèles ?
Portrait d’une battante

Elle, bien que rêveuse et pugnace, a les pieds sur terre. C’est une travailleuse acharnée. Jamais elle n’a baissé les bras. À 60 ans, elle a déjà vécu mille vies. Ella a été vendeuse, épicière, libraire, blogueuse… Chaque fois qu’un emploi se dérobait, elle se laissait deux jours pour encaisser, puis remontait en selle. Elle le raconte avec une bonne dose d’humour et d’autodérision. Sa motivation première ? L’argent. Nerf de la guerre, surtout dans un pays où le gouvernement, sous influence d’un capitalisme galopant, semble avoir fait de la pauvreté une politique, réservant les ressources naturelles – comme le pétrole – aux plus riches.
Lui a quitté la maison à 16 ans. Le climat était violent, exacerbé par le manque d’argent. Homosexuel, lecteur boulimique – passion transmise par sa mère – il quitte Campeche, ville du sud du Mexique, pour Mexico, afin de se sentir libre et se consacrer au théâtre. Ensemble sur la scène du Kaiastudio’s de Bruxelles, ils se racontent, échangent anecdotes et souvenirs. En revisitant les multiples métiers de Josefina, ils révèlent une galerie de gestes, de mots, de techniques, autant de petits théâtres inconscients du quotidien. En creux, se dessine une réflexion plus vaste sur l’état du monde et la mondialisation.
Le théâtre du réel, entre tendresse et satire
Le spectacle débute dès l’entrée du public en salle. Assis à l’avant-scène, Anacarsis se fait couper les cheveux par sa mère. Une entrée en matière directe, qui convoque l’un de ses anciens métiers. Grâce à un petit héritage, Josefina s’est improvisée coiffeuse – sans aucune expérience. Mais qu’importe. En deux semaines, elle apprend. Et elle y parvient. Elle a du bagout, le sourire toujours aux lèvres malgré l’adversité, un humour ravageur et une présence désarmante. D’emblée, elle conquiert la salle.

Le spectacle, structuré autour des métiers qu’elle a exercés, s’enrichit de scènes concrètes : sur scène, ils fourrent des chorizos qu’ils vendent au public, comme autant de souvenirs à partager. L’écriture d’Anacarsis Ramos, caustique et drôle, se joue des attendus. Il se moque avec tendresse des manies de sa mère, tout en ironisant sur l’appétit des Européens pour le théâtre documentaire “venu d’ailleurs”, et sur la fascination pour la présence d’une “précaire mexicaine” sur scène.
Une performance de bric et de broc
Ils dressent un parallèle entre l’instabilité du monde du théâtre et les parcours professionnels chaotiques de Josefina. Ensemble, ils détournent les codes, jouent des classes sociales, questionnent l’assignation de naissance. On rit franchement de leurs facéties cabotines, même si parfois, le rire grince – tant ce qu’ils racontent dit l’état de notre monde.
Avec une économie de moyens assumée, bricolée, Mi madre y el dinero reconstitue des fragments de vie avec une justesse saisissante. La performance interroge la honte sociale, l’intrusion du travail dans l’espace intime, et les compromis nécessaires pour raconter l’histoire de l’autre. Fragile, mais profondément vivante, elle touche par son humour, sa lucidité, et cette capacité rare à rire pour ne pas désespérer.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Bruxelles
Mi madre y el dinero d’Anacarsis Ramos
D’après le récit de la vie de Josefina Orlaineta
Kunstenfestivaldesarts
KaiaStudios
Rue Notre-Dame-du-Sommeil 81
1000 Bruxelles
du 15 au 20 mai 2025
Mise en scène d’Anacarsis Ramos / Pornotráfico
Réalisationet scénographie d’ Anacarsis Ramos
Avec Josefina Orlaineta & Anacarsis Ramos
Dramaturge, assistant metteur en scène et souffleur – Santiago Villalpando
Recherche – Babis Zozaya
Conception vidéo, éclairage et son – Karla Sánchez « Kiwi »