Comment est née cette envie d’embrasser un sujet aussi brûlant que la tauromachie, à rebours des discours dominants ?
Jean-Baptiste Tur : Ce n’est pas parti d’un désir de provocation, mais plutôt d’une friction intime. J’ai grandi à Béziers, la culture taurine était partout. Moi, je n’allais pas aux arènes, mais c’était là, dans les bruits de la ville, dans les récits de famille. Et très tôt, en faisant du théâtre, je me suis demandé, pourquoi ça me gêne, pourquoi ça me fascine ? Il y a quelque chose, dans le spectacle de la mort, dans le rituel, qui m’a toujours troublé. Et puis, le confinement a agi comme un révélateur. On a mis le monde en pause pour éviter des morts qu’on ne voulait plus voir. Et j’ai repensé à la corrida, qui est justement l’inverse, rendre visible, ritualiser la fin, exposer l’irréparable. C’est là que le projet a pris racine.
Vous l’avez imaginé avec David Ayala. Vous vous connaissez depuis longtemps ?

Jean-Baptiste Tur : On s’est rencontrés à Limoges, au Théâtre de l’Union, quand j’étais encore étudiant. Nous avons joué ensemble Ubu Roi mis en scène par Pierre Pradinas, qui était alors directeur des lieux. David tenait le rôle-titre, moi j’étais dans les rôles secondaires. C’est là que j’ai appris que c’est grâce à lui que j’avais été pris au sein de la formation limougeaude. Ce qui est drôle, c’est que je le connaissais avant qu’on ne se rencontre vraiment. Je le voyais jouer quand j’étais lycéen à Pézenas, lors des spectacles au théâtre de 13 vents. Il était une figure solaire de l’époque Jean-Claude Fall. Et puis on s’est retrouvés, liés aussi par cette fascination ambivalente pour le Sud, que nous avons tous les deux fuit un temps, pour Artaud, et pour ce qui résiste à l’analyse.
Vous avez aussi associé une autrice au projet : Azilys Tanneau. Quel a été son rôle ?
Jean-Baptiste Tur : Essentiel. Avec David, on avait nos récits, nos sensations, mais il fallait une distance, un filtre, une voix tierce. Azilys est venue de loin, géographiquement et symboliquement, elle est née à Châteauroux, n’a aucun lien avec la corrida, elle y était même plutôt opposée. Et c’est cette extériorité qui nous intéressait. Elle a écouté nos histoires, nos matériaux, nos ambivalences, et elle en a tiré une fiction, une forme d’archéologie sensible. Le personnage central du spectacle, un artiste qui revient dans sa ville natale après la mort de son père pour réaliser un documentaire sur les arènes, c’est un peu un hybride entre David et moi. Mais c’est elle qui en a dessiné les contours, qui a trouvé la justesse du regard.
Vous avez aussi mené une enquête de terrain, au plus près des jeunes apprentis toreros. Pourquoi ce détour par le réel ?

Jean-Baptiste Tur : Parce que je voulais comprendre ce qui pousse encore aujourd’hui des adolescents à se lancer là-dedans. On pourrait penser que cette génération est plutôt dans la déconstruction des traditions, dans une tendance au véganisme, à la globalisation accélérée par les réseaux sociaux. Et pourtant, il y en a, des filles comme des garçons, qui s’entraînent dans des écoles taurines, qui rêvent de devenir toreros ou toreras. On a mené des entretiens, filmé leurs gestes, leurs entraînements avec des simulacres de taureaux. Pas d’arènes, pas de mise à mort. Juste cette tension du corps, ce désir d’aller au-devant du danger. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la corrida en tant que folklore, mais ce qu’elle met en lumière, la place du risque, de la peur, du rite. Ce qu’elle a à voir avec le théâtre, au fond.
Vous parlez souvent de théâtre comme d’un espace de mise en danger. La scène est-elle, pour vous, une arène symbolique ?
Jean-Baptiste Tur : C’est une question qui m’obsède. Michel Leiris écrivait qu’il fallait “insérer une corne de taureau dans une œuvre ». Je pense qu’il voulait dire qu’il faut prendre des risques réels, pas simulés. Qu’engage-t-on quand on monte sur scène ? Quelle part de soi met-on en jeu ? Jusqu’où allons-nous dans la vérité ? Comment être artiste, quand on porte en soi un héritage, une peur, une part d’ombre ? Comment s’arrange-t-on avec ce qu’on n’a pas choisi ?
Après Béziers, Montpellier et d’autres villes du Sud, vous espérez présenter le spectacle ailleurs ?

Jean-Baptiste Tur : Oui, j’aimerais beaucoup qu’il soit vu par des publics plus éloignés de cette culture. Pas pour évangéliser ou convaincre, ce n’est pas le propos. Mais parce que je crois qu’il y a, derrière la corrida, quelque chose qui résonne très profondément avec notre rapport à l’enfance, à la violence, au mythe. Des jeunes danseurs du Luxembourg, qui l’ont vu, m’ont dit qu’ils ignoraient qu’il y avait encore des corridas en France. Ce décalage crée de l’écoute. Ce que j’espère, c’est que ce spectacle, en parlant d’une pratique archaïque, interroge le présent. Et propose une forme d’éloge du risque comme l’a écrit Anne Dufourmantelle.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Montpellier
De lumière d’Azilys Tanneau
Le Printemps des comédiens
Hangar Théâtre
du 6 au 8 juin 2025
durée 1H40
Tournée
26 et 27 mars 2026 au Théâtres de Gascogne – Mont-de-Marsan
Avec David Ayala et les musiciens Thomas Delpérié et Pierre Borel
À l’image : Laura Domenge et Tomas Cerqueira, Nino Julian, Pablo Juliano, Fanny Lombardo, Carlos Olsina, Christian Parejo, Swan Soto et Tomas Ubeda
Avec la participation d’une fanfare
Création Le Grand Cerf Bleu
Conception et mise en scène de Jean-Baptiste Tur
Assistant à la mise en scène – Joris Rodriguez
Scénographie de Cécile Marc
Création lumière de Jimmy Boury, Création son de Jules Tremoy, Création vidéo de Marine Cerles
Images – Clément Delpérié et Mathis Rodriguez
Costumes de Cathy Sardi