« Ordalie », le beau et mélancolique poème de Chrystèle Khodr

Chrystèle Khodr a conçu Ordalie comme une parenthèse poétique sur les ruines d’un Liban qui n’en finit pas de chercher des issues. Pourtant, aucune amertume ici, pas plus que d’invectives ou de culpabilisation outrancière. Dans cette création, il s’agit par-dessus tout de théâtre, de poésie, de prendre le temps du rêve. Alors que la communauté internationale s’autocongratule autour du centenaire du Grand Liban, dans les décombres mêmes de l’explosion du port de Beyrouth survenue un mois plus tôt, quatre amis reviennent dans ce qu’il reste de la ville qui les a vus grandir. S’alimentant d’une paisible nostalgie, ils s’engagent ainsi dans des retrouvailles d’une belle tendresse, dans un contexte où l’art s’impose comme ultime sortie de secours à une situation dont on ne maîtrise rien.

À l’écriture douce et sensible de Chrystèle Khodr vient alors se mêler celle d’Ibsen. Réminiscence d’une époque qu’ils aimeraient ne pas voir révolue – celle de l’enfance, de l’insouciance –, les quatre hommes se rattachent au texte des Prétendants à la couronne. Dans cette pièce historique, le dramaturge racontait comment, subissant les affrontements des puissants pour accéder au trône après des siècles de guerre, les clans norvégiens devaient ne former qu’un seul peuple uni, en vain… Certes, le parallèle est vite établi entre les deux époques, entre les deux pays, mais là ne se résume pas le travail dramaturgique de cette création. L’entremêlement des textes est d’une intelligence qui laisse croire à l’évidence, comme le rythme apaisé, rare, que s’autorise la metteuse en scène. Il se dégage de cette temporalité lente, posée, un naturel qui ferait presque oublier le théâtre, précisément là où le théâtre est roi.

Comme dans les morceaux choisis des Prétendants à la couronne, toute place est faite à la poésie dans Ordalie. L’action s’est déjà déroulée, ou bien elle se joue ailleurs. Ici ne persistent que les mots et ce qu’on en fait, comment on s’en amuse, comment on les convoque, comment on les prononce ou comment on les tait. Le spectacle de la guerre, des révoltes, de la misère et de la corruption se joue déjà de lui-même, sa place n’est pas ici, en cette nuit que l’on voudrait consacrer aux rêves d’hier et de demain. Et si pour cela, il est nécessaire de prendre le temps, alors que ce temps soit pris ! Car la parole et ses silences tiennent loin du plateau la résignation, l’amertume, la colère et les regrets. Ne subsistent que les souvenirs existants ou à venir, la sensation que cette nuit partagée aura bel et bien existé en dépit du reste.


Ordalie de Chrystèle Khodr
Librement Inspiré 
Des Prétendants à La Couronne d’Henrik Ibsen
Ce projet est lauréat de l’Ibsen Scope 2019
création 19 octobre 2023 au Théâtre des Célestins – dans le cadre du festival Sens Interdits
Reprise
du 2 au 8 mai 2024 à la MC93

Conception écriture et mise en scène de Chrystèle Khodr
Avec Élie Noujeim, Tarek Yaacoub, Rodrigue Sleiman, Roy Dib
Scénographie et lumières de Nadim Deaibes
Composition sonore de Ziad Moukarzel
Assistant à la mise en scène – Walid Saliba

Aperçus