Enfants, ils rêvaient de ballon rond. Tous deux auraient pu devenir footballeurs — l’un l’a été. Mais la vie en a décidé autrement. À force de ténacité, ils ont tracé leur propre chemin – l’un par les mots, l’autre par le corps – à contre-courant des attentes paternelles. C’est de cette confrontation père-fils qu’il est question ici, à travers un dialogue à la fois direct et délicat. Sous les rires, dans les silences, affleure une tentative de réconcilier l’intime et le collectif, l’amour filial et l’esprit de résistance.
Un autel pour dire ce qui ne se dit pas
Les spectateurs ne sont pas encore installés qu’à cour, Mohamed El Khatib entre en scène, vêtu d’une tenue de foot aux couleurs du Maroc. Il s’échauffe, comme pour préparer son corps et son souffle au marathon verbal qui l’attend. L’exercice exige de l’énergie, de la verve et du muscle. À jardin, Israel Galván apparaît à son tour, drapé dans une djellaba bleu ciel de cérémonie, héritée du père de son complice de scène. Tous deux s’amusent, se challengent dans un pas de deux tonique.
Puis commence la ronde des souvenirs. Chacun dépose, sur un autel en bois, des objets personnels. Ce sont des symboles, des objets familiers, tous liés à leurs pères respectifs. Les gestes sont tantôt rageurs, tantôt tendres, comme autant d’offrandes silencieuses adressées à celui qu’on voudrait encore, peut-être, apaiser ou faire sourire. Dans leur simplicité même, ces gestes prennent la force d’un rituel. Ils expriment ce qui reste souvent tu.
Car ce duo, léger et grave à la fois, ausculte le rapport filial avec deux figures paternelles aussi écrasantes que bouleversantes. Présents en vidéo sur le plateau, les pères parlent sans détours, racontent les désaccords flagrants, les fiertés tues, les conflits jamais vraiment apaisés, les gestes maladroits de l’amour.
Deux frères d’âmes face aux figures paternelles
Ce qui rend ce face-à-face si touchant, si cocasse, c’est aussi la complicité évidente entre les deux artistes. On les sent connectés, accordés, comme deux frères d’âme. Ils partagent un humour tendre, une écoute profonde, un goût commun pour la dérobade et la vérité nue. Leur alliance est le socle du spectacle, son cœur battant.
Israel Galván était censé suivre la tradition. Il devait danser comme son père, reprendre le flambeau d’un flamenco rigoureux, codifié. Mais il a bifurqué. Il a gardé l’intensité, la précision, l’incandescence, mais a brisé les lignes. José Galván, figure autoritaire, regarde d’un œil inquiet ce fils qui s’éloigne. Il redoute le ridicule. Il craint l’humiliation. Pourtant, au fond de lui, il est tout de même fier des trophées, des tournées, de la renommée. Mais il ne le dira pas. Il ne sait pas comment.
L’adresse d’Israel à son père passe par le corps. Il frappe des pieds, claque des talons, dessine des gestes tranchants. Chaque mouvement est un dialogue muet, une réponse rythmique, tendue et vibrante.
D’un père à l’autre
Mohamed El Khatib, lui, a grandi avec une autre forme d’exigence. Son père, immigré, voulait pour son fils une réussite éclatante. Le sérieux, les études, la stabilité. Il a tout fait, brillamment. Puis, il a quitté le cadre. Après avoir été footballeur professionnel, il a choisi la scène. Un espace trop instable, trop flou, trop libre. Le père s’en offusque. Ce n’est pas un métier, dit-il. Ce n’est pas ainsi qu’on assure l’avenir d’une famille. Mais derrière les reproches affleure une inquiétude. Celle d’un homme qui a porté trop longtemps la peur du déclassement.
Chez Mohamed, l’adresse passe par les mots. Une lettre jamais envoyée, jamais dite, mais adressée là, sur scène. Elle dit les silences, les babouches, les coups de ceinture, mais aussi l’enfance heureuse malgré tout. On rit, on est ému. Le souvenir cohabite avec la tendresse.
La filiation comme terrain de jeu et de vérité
Dans ce dialogue à deux voix, les gestes et les mots s’entrelacent. Chacun se livre, se raconte, avance à découvert. Ils dansent, racontent, évoquent des souvenirs, et regardent, par écrans interposés, leurs pères parler d’eux sans filtre, sans concession. Ce n’est plus seulement une histoire filiale. C’est un portrait sensible de ce que signifie être fils.
Les mots, les gestes, parfois ostensibles, vigoureux, sont pudiques et bouleversants. Rien n’est appuyé. Rien n’est démonstratif. On rit souvent. On est saisi, parfois, par une émotion plus souterraine. C’est une histoire à la fois singulière et universelle, portée par deux artistes en apesanteur, qui transforment leurs douleurs, leurs manques de considération paternelle en force vive. Ensemble, ils disent la complexité des liens, le besoin de reconnaissance, la difficulté d’aimer. Et, au fond, ce désir commun reste le même. Être enfin vus par les pères.
Israel & Mohamed de Mohamed El Khatib et Israel Galván
Cloître des Carmes – Festival d’Avignon
du 10 au 23 juillet 2025
durée 1h15 environ
Tournée
7 octobre 2025 au Festival Les rendez-vous de l’Histoire – Halle aux grains Scène nationale de Blois
11 et 12 novembre 2025 au Festival RomaEuropa (Rome, Italie)
26 au 30 novembre 2025 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles (Bruxelles, Belgique)
10 au 20 décembre 2025 au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne à Paris (Paris)
8 et 9 janvier 2026 au Théâtre de l’Agora Scène nationale de l’Essonne
30 et 31 janvier 2026 au Volcan Scène nationale du Havre
3 et 4 février 2026 au TANDEM Scène nationale (Douai)
10 au 14 février 2026 au Théâtre National de Bretagne (Rennes)
25 au 28 février 2026 à la Comédie de Genève (Suisse)
23 et 24 mai 2026 au Mixt (Nantes)
Conception et jeu de Mohamed El Khatib et Israel Galván
Scénographie de Fred Hocké
Vidéo de Zacharie Dutertre &Emmanuel Manzano
Son de Pedro León
Costumes de Micol Notarianni
Direction technique – Fred Hocké &Pedro León
Construction – Pierre Paillès & Géraldine Bessac