Elles sont toutes venues. Elles sont toutes là, rassemblées autour de Simone de Beauvoir et de Gisèle Halimi. Nous sommes le 5 novembre 1971. Le jour est historique. En une du Nouvel Observateur s’affichent les noms des 343 femmes, célèbres ou anonymes, qui ont eu le courage de déclarer : « Je me suis fait avorter. » Ce n’est que le début d’un soulèvement qui marquera à jamais la société française.
Peu de temps après, Michèle Chevallier, employée de la RATP, mère célibataire de trois enfants, emprunte à la bibliothèque un livre de l’avocate connue pour ses engagements progressistes et son inlassable combat féministe. Tandis qu’elle tourne les pages, un drame se noue à la maison. Sa fille, Marie-Claire, seize ans, tombe sous le charme d’un loser, d’un beau gosse de quartier, qui profite de sa jeunesse, de son ivresse et de sa naïveté pour abuser d’elle.
Quelques semaines plus tard, la jeune fille découvre qu’elle est enceinte. Elle refuse de garder l’enfant. Sa mère va tout faire pour l’aider, sollicitant sa collègue et amie, une femme très croyante, pétrie de convictions religieuses, mais prête à tout pour tendre la main et éviter une tragédie.
Des trajectoires entremêlées pour faire entendre une voix collective
Suivant le fil des événements qui mèneront à l’arrestation de toutes les protagonistes impliquées dans cet avortement illégal — où la jeune fille, faute d’aide médicale appropriée, a failli perdre la vie — et entrelaçant ce récit à celui de la vie de Gisèle Halimi, Barbara Lamballais et Karine Testa signent un spectacle à la fois manifeste, bouleversant et furieusement militant. Debout, fragiles et fortes, toutes les femmes de cette histoire — qu’elles agissent à rebours de leurs convictions ou qu’elles basculent, radicalement, de point de vue — convergent vers un procès devenu emblématique : celui de Bobigny.
L’écriture, d’une grande finesse, tisse subtilement réalité et fiction, donnant à chacune de ces femmes une présence saisissante face à l’iniquité de la loi. La diversité des trajectoires — sociales, culturelles, morales — frappe autant qu’elle éclaire. Et à travers ces prises de position, ces aveux, ces résistances ou ces élans de solidarité, affleure la chaleur humaine de Gisèle Halimi. Une femme que le feu de la justice habite et embrase. Une flamme inextinguible, celle de l’engagement de toute une vie.
Quand le théâtre devient arme de transmission
Texte resserré, mécanique scénique impeccablement huilée, Le Procès d’une vie est une pièce essentielle, urgente, à voir absolument. La mise en scène, signée Barbara Lamballais, repose sur peu de choses : quelques panneaux sans tain, des changements de costumes rapides, une grande fluidité. Rien n’est appuyé, tout est limpide. Le théâtre va à l’essentiel, sans jamais céder au démonstratif. Il saisit, il élève, il transmet.
Le sujet est connu, bien sûr. Mais la manière dont il est raconté, incarné, met en lumière avec une clarté vibrante les rouages d’un combat féministe majeur. Et surtout, il déclenche une émotion brute, sans fard, terriblement contagieuse.
Un spectacle tendu comme un fil, porté par des interprètes incandescents
Le spectacle est porté par des comédiennes — et un comédien — d’une intensité rare. Jeanne Arènes, irrésistible, passe de Simone de Beauvoir à une catholique coincée avec une grâce sidérante. Céline Toutain bouleverse en mère courage, dépassée mais solide comme un roc. Maud Forget est parfaite en adolescente naïve, mais décidée. Clotilde Daniault incarne une Gisèle Halimi plus vraie que nature. Karine Testa est poignante en faiseuse d’anges broyée par une vie d’abus maritaux. Déborah Grall détonne en fille qui n’a jamais su — ni pu — pardonner à sa mère de l’avoir abandonnée. Et Julien Urrutia, épatant en petit salaud de banlieue, étonne aussi en Delphine Seyrig…
Un casting cinq étoiles pour donner chair, voix, rage et tremblement à un pan entier de notre histoire. Un procès dont on n’entendra pas le verdict — car l’issue, ici, est déjà dans la salle — mais dont la plaidoirie, virtuose et implacable, impose le respect. C’est comme un seul corps de femme, une seule voix — hommes compris — que la salle se lève et applaudit à tout rompre. On célèbre le théâtre, mais aussi cette salve féministe, salutaire, en ces temps de replis conservateurs.
Le Procès d’une vie, Gisèle, Marie-Claire, Michèle… et les autres de Barbara Lamballais et Karina Testa
Librement inspirée de la vie de Gisèle Halimi et de Le Procès de Bobigny – Choisir la cause des femmes (Éditions Gallimard)
Théâtre des Gémeaux – Avignon – Festival Off Avignon
du 5 au 26 juillet 2025 – relâche les 9, 16, 23 juillet 2025
À 16h30
Durée : 1h20
Mise en scène de Barbara Lamballais assistée d’Armance Galpin
Avec Jeanne Arènes, Clotilde Daniault, Maud Forget, Déborah Grall, Karina Testa, Céline Toutain, Julien Urrutia
Scénographie : Antoine Milian
Lumière de Rémi Saintot
Son de Benjamin Ribolet
Costumes de Marion Rebmann
Perruquière – Julie Poulain